Etude comparée de
Sept propos sur le septième ange, De Michel Foucault,
et de la préface, par Gilles Deleuze,
du livre de Louis Wolfson, Le schizo et les langues
Deux textes français contemporains, l’un écrit par Gilles Deleuze, l’autre par Michel Foucault, ont de nombreux points communs, le principal étant la conviction des auteurs que pour comprendre ce qu’est la maladie mentale, il faut s’intéresser au système de pensée du malade, et plus exactement à son rapport au langage ; ne pas l’étudier de l’extérieur, mais de l’intérieur. A ce propos, dans une note de sa « Schizologie », Deleuze écrit qu’une analyse psychosociale des familles où vit un schizophrène passe par l’étude des règles de sa pensée. Le premier texte étudié, Sept propos sur le septième ange, de Michel Foucault, est principalement consacré à la pensée de Brisset, un auteur psychotique, et à son incroyable système d’analyse de la langue. Le second texte, préface au livre Le schizo et les langues, est une étude faite par Gilles Deleuze du « cas » Louis Wolfson, un schizophrène conscient de sa maladie qui a écrit un livre sur lui-même. Deleuze centre son travail sur la notion de « procédé » des ces « parler-fous » ; d’ailleurs, le philosophe donnera plus tard une autre version de ce texte intitulé, cette fois : « Louis Wolfson ou le procédé »[1]. Dans les études de Foucault et Deleuze, les livres écrits par les malades, véritables "cas" d’écriture, servent de matière de réflexion pour les deux philosophes contemporains qui se plongent dans les procédés langagiers-mêmes des malades étudiés. Ces malades produisent des signes rompant avec toute fonction de signification. Leurs discours ne forment pas de totalité légitime, désignante, mais constituent ce que l’on pourrait appeler des « anomalies langagières ». Ces « anomalies » nous montrent que le langage n’est pas qu’un outil de désignation, qu’il existe d’autres formes de langage atteintes par les auteurs « grâce » à la maladie. Les études de procédés langagiers des deux philosophes étudié étant très spécifiques et complexes, nous étudierons les deux textes l’un après l’autre. Avec Brisset, Wolfson et les autres auteurs étudiés, nous découvrons les limites de notre propre langage, limites qu’ils ont transgressé, et commençons à entrevoir les implications de ces transgressions.
Sept propos sur le septième ange
On connaît de Brisset sept publications. Dans l’une de ses conférences en 1906, il rédige un programme dans lequel il écrit : « L’archange de la résurrection et le septième ange de l’apocalypse, lesquels ne font qu’un, feront entendre leurs voix et sonneront de la trompette de Dieu par la bouche du conférencier. C’est à ce moment-là que le septième ange versera sa coupe dans l’air. » Il y eut une cinquantaine d’auditeurs et Brisset, en colère, affirma que « nul n’entendrait désormais la voix du septième ange. » Qu’est-ce que le septième ange ? L’apocalypse selon Saint-Jean, dans la Bible est un récit de la destruction de l’humanité et de la résurrection des morts : « Le jour du jugement », surviendra lorsque le septième ange aura libéré les sept coupes de la colère, selon le chapitre 16 de l’Apocalypse. Le son de sa trompette ressuscitera les morts et le temps n'existera plus, le mouvement du ciel n'existera plus également, il est écrit : « Votre Soleil ne se couchera plus, et votre Lune ne souffrira plus de diminution. ». C’est donc Brisset que Foucault évoque en parlant du septième ange, Brisset qui se fait la voix du septième ange et « ressuscite les morts » d’une manière bien particulière que nous évoquerons plus tard. Sept propos sur le septième ange est l'étude du phénomène quasiment pathologique de rejet de l'idée d'une langue primitive, phénomène ayant eu lieu au XIXe siècle ; dans le cadre de l'étude traditionnelle de l'origine des langues. Certains penseurs refusèrent l'idée d'une histoire diachronique, linéaire des langues, ils élaborèrent, pour certains, des systèmes et des méthodes d’analyse que l’on pourrait qualifier de fous. Foucault centre son étude sur Brisset, auteur psychotique, et deux de ses ouvrages : La Science de Dieu et La Gramaire logique. En effet, Brisset se situe à l'apogée du phénomène en question. Le livre de Foucault comporte sept parties :
1. Il s’agit d’une introduction à laquelle Foucault n’a pas donné de nom
2. Le principe de non traduction
3. L’enveloppement à l’infini
4. Le bruit des choses dites
5. La fuite des idées
6. Les trois procédés
7. Ce que nous savons de Brisset
Brisset, étrangement, ne recherche pas cette langue originelle mais, dans une optique qui n’est pas diachronique mais synchronique, étudie la langue dans son présent et y recherche son fondement. Celà se passe comme si la langue française était « sa propre origine », qu’elle était toujours composée des mêmes mots, mais ordonnés différemment.
Premier exemple : le mot pouce. Brisset écrit : « Ce pouce = ce ou ceci pousse. Ce rapport nous dit que l’on vit le pouce pousser, quand les doigts et les orteils étaient déjà nommés. Pous ce = prends cela. On commence à prendre les jeunes pousses des herbes et des bourgeons quand le pouce, alors jeune, se forma. Avec la venue du pouce, l’ancètre devint herbivore. » Il y a primitivité de la langue pour brisset, « un état fluide ». On peut la transformer à l’infini, et son pouvoir de désignation est originellement multiple. La langue d’aujourd’hui est, pour Brisset, sa propre origine. Cette langue est comme un jeu. Elle subit des transformations intrinsèques, se situe au paroxysme de l’idée de synchronie, à tel point qu’elle en devient absurde. Les mots changent de forme, ils sont découpés autrement, mais ce sont toujours les mêmes mots. Prenons par exemple l’analyse par Brisset du mot « démon » : « Le démon = le doigt mien. Le démon montre son dais, ou son Dieu, son sexe... La construction inverse du mot démon donne : le mon dé = le mien dieu. Le monde ai = je possède le monde. Le démon devient ainsi le maître du monde en vertu de sa perfection sexuelle... Dans son sermon il appelait le serf mon. Le sermon est un serviteur du démon. Viens dans le lit mon : le limon était son lit, son séjour habituel. C’était un fort sauteur et le premier des saumons. Voir le beau saut mon. » Foucault extrait une folle histoire du texte de Brisset, pour aider le lecteur à comprendre la pensée de ce dernier. Cette incroyable fiction servira de support de compréhension : le langage est en émulsion, comme le seraient des marécages primitifs. Le mots y sautent comme des grenouilles représentant des ancètres, des atomes primitifs ; et elles y sautent de manière aléatoire. C’est comme si un jeu de dé constituait l’origine même du langage.
Par conséquent, il ne faut pas qu’il y ait d’origine étymologique du langage, il faut un système clos synchronique excluant toute diachronie. Donc, Brisset s’est évertué à montrer que le latin n’existe pas. Avec cette démonstration, il peut affirmer qu’il n’y a pas de langue élémentaire ; le primitif du langage étant juste un « coup de dé » dans une langue ayant surgi spontannément de rien.
Foucault compare les théories traditionnelles, antérieures, incluant l’idée d’une langue originelle, comme celles de Duret, de Brosses ou Court de Gébelin, et la théorie de Brisset. Que croyaient les penseurs traditionnels ? Quelles étaient leurs méthodes d’analyse ? Ils essayaient de réduire le langage à peu de mots, à peu de règles sémantiques et de règles syntaxiques. Leur but était de former une racine commune. Le langage serait comme un cornet, il aurait la « forme » d’une pyramide inversée dont le langage s’écoulerait dans sa multiplicité. En haut de cette pyramide il y aurait le cri ; si l’on suit la règle de simplification. Or, Brisset ne suit pas cette règle de simplification. Il décompose et démultiplie. Par conséquent, ses descriptions de la langues sont illimitées et impossibles à achever. Pourquoi procède-t-il ainsi ?
Il décompose, explose le mot analysé en combinaisons élémentaires. Un mot unique devient donc plusieurs mots considérés archaïques. Ces mots différents ont été tassés, contractés et globalement modifiés pour finalement aboutir au mot étudié ; celui-ci les contenant tous. Brisset appelle « science de Dieu » l’art de faire réapparaître ces mots archaïques à partir du mot de base. Foucault emploie une métaphore pour expliquer cette idée : tous ces mots forment un grand anneau autour du mot de base. La science de Dieu consiste alors à faire le tour de ce grand anneau.
Voici un exemple de l’application de cette « science de Dieu », l’étude du mot société : « En ce eau sieds-té = sieds toi en cette eau. En seau sieds-té, en sauce y était ; il était dans la sauce, en société. Le premier océan était un seau, une sauce ou une mare, les ancètres y étaient en société. » Les états antérieurs d’une unité, cristallisés en elle, prolifèrent. Ils ne sont lisibles, perceptibles qu’aux initiés à la « science de Dieu ».
Le second facteur de multiplicité qui empêche la complétude de toute analyse d’un mot est que, chez Brisset, un même mot peut être analysé plusieurs fois et différemment. « A la limite, écrit Foucault, on pourrait imaginer que chaque mot de la langue peut servir à analyser tous les autres [...]. Si nous faisions passer n’importe quel mot d’aujourd’hui au filtre de tous les autres, il aurait autant d’origines qu’il y a d’autres mots dans la langue. Et bien plus encore, si on se rappelle que chaque analyse donne, en groupe inséparable, plusieurs décompositions possibles. » Paradoxalement, pour Brisset, rechercher l’origine de la langue amène à la démultiplier par elle-même.
Troisième et dernier facteur d’empêchement d’une analyse complète : l’analyse d’un mot mène, non seulement à une multiplicité de mots transformés, mais surtout à une multiplicité d’énoncés. Foucault cite comme exemple la double analyse étymologique d’ « origine » et « d’imagination » par Brisset : « Eau rit, ore ist, oris. J’is noeud, gine. Oris = gine = la gine urine, l’eau rit gine. Au rige ist noeud. Origine. L’écoulement de l’eau est à l’origine de la parole. L’inversion de oris est rio ou rit eau, c’est le ruisseau. Quand au mot gine il s’applique bientôt à la femelle : tu te limes à gine ? Tu te l’imagines. Je me lime, à gine est ; on ce, lime à gine ai, on se l’imaginait. Lime a gine a sillon ; l’image ist noeud à sillon ; l’image ist n’ai à sillon. » A l’origine, il y a des énoncés indéfinis, de toute sorte, et des mots qui sont des fragments de ces énoncés. Les énoncés seraient donc, paradoxalement, antérieurs aux mots. De la même manière, avant les sons, il y a les mots. La parole est antérieure à tout, à la langue ou encore à la sortie, par l’homme, de l’animalité. En fait, pour Brisset, la création, par Dieu, de la parole, et la création de l’homme sont deux choses différentes : « démontrer la création de l’homme, écrit Brisset, avec des matériaux que nous allons prendre dans ta bouche, lecteur, où Dieu les avait placés avant que l’homme fut créé. » Tout ce système repose donc sur des conceptions religieuses.
Foucault sélectionne un passage significatif pour déterminer la manière dont Brisset procède lors de son étude de la langue ; il choisit l’étude comparative des mots « saloperie » et « duperie » : « Voici les salauds pris ; ils sont dans la sale eau pris, dans la salle aux prix. Les pris étaient les prisonniers que l’on devait égorger. En attendant le jour des pris, qui était aussi celui des prix, on les enfermait dans une salle, une eau sale, où on leur jetait des saloperies. Là on les insultait, on les appelait salauds. Le pris avait du prix. On les dévorait et, pour tendre un piège, on offrait au pris du prix : c’est du prix. C’est duperie, répondait le sage, n’accepte pas de prix, ô homme, c’est duperie. »
On passe de « saloperie » à « duperie » par épisodes narratifs multiples. Brisset fait passer d’un terme à l’autre par la partie commune : « pris ». Mais ce mot est démultiplié en plusieurs puisque des sens multiples sont distingués. A ce propos, Foucault écrit : « flexion du verbe prendre, abréviation de prisonnier, somme de monnaie, valeur d’une chose, récompense aussi (qu’on donne le jour du prix). » Donc, les mots sont éloignés par des scènes, des événements et des figures. Ils subissent une décomposition et une recomposition aléatoires, dans un mouvement chaotique infini. Finalement, et comme par miracle, tout se stabilise en un mot. Pourtant, à chaque fois que le mot était évoqué, il désignait une chose différente. Alors, qu’est-ce qui fait l’unité d’un mot ? Juste le son, sa phonétique, c’est pourquoi Foucault écrit : « c’est la série improbable du dé qui, sept fois de suite, tombe sur la même face. Peu importe qui parle et quand il parle, pour quoi dire, et en employant quel vocabulaire : le même cliquetis, invraisemblablement, retentit. » L’interrogation habituelle, conventionnelle, est celle-ci : quand le son est-il devenu langage, symbole ; à quel moment clé ? La démarche de Brisset est inverse : il se demande comment, dans la multiplicité infinie des scènes, le mot est devenu unique ; il veut comprendre comment un son unique a jailli de la multiplicité des situations langagières, des énoncés. Sa réponse est la suivante : le mot naît de tassement, de compression d’énoncés. Quand le mot jaillit, il a alors tous ses sens. C’est pour cela que Foucault écrit que « Brisset a inventé la définition du mot par l’homophonie scénique. » (L’identité de sons dans des scènes)
Les notions que nous venons d’évoquer sont issues de la pratique de ce que Foucault appelle l’« à-peu-près ». Le pète Raymond Roussel emploie également l’ « à-peu-près ». Comment s’y prend-il ? Foucault relève deux procédés chez ce dernier.
Roussel relève une phrase, un syntagme ou un mot. Ensuite, il répète cet élément dans des formulations légèrement différentes. C’est dans cet interstice qu’il glisse une narration, pour faire le lien.
Roussel prend aléatoirement un fragment de texte et extrait des motifs qui n’ont aucun lien entre eux. Ensuite, il relie ces motifs à l’aide d’histoires sensées être des passages obligatoires entre eux.
Les mots sont partie intégrante des scènes chez Brisset comme chez Roussel. Ce dernier fait surgir une infinité de narrations à partir de simples différences phonologiques, comme entre « p » et « b », par exemple (« les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » devient « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard »). C’est cette infinité qui relie les sons. Tandis que Brisset, lui, fait du son le dénominateur commun de scènes infiniment multiples. Foucault écrit à ce propos : « Autour du son qui demeure aussi proche que possible de son axe d’identité, les scènes tournent comme à la périphérie d’une grande roue [...] elles forment, d’une manière absolument équivoque, une histoire de mots [...]. »
Un autre auteur emploie l’ « à-peu-près », il s’agit, comme nous le verrons plus précisément plus tard, de Wolfson. Son but est de renverser sa propre langue maternelle avant qu’elle ne l’emplisse, ne l’agresse. Il veut en effet la neutraliser grâce au passage par la langue étrangère vécue comme « neutre » car non-chargée émotionnellement. L’ « à-peu-près » constitue le lien entre la langue maternelle « mauvaise » et la langue étrangère « neutre ». L’étudiant en langue psychotique fuit sa langue natale. Brisset fait l’inverse de Wolfson Un mot en appelle une infinité d’autres ainsi qu’une infinité de scènes narratives. Les mots redeviennent des bruits insérés dans des histoires, des histoires qui leur rendent leurs sens : « tous les mots étaient dans la bouche, ils ont dû y être mis sous une forme sensible, avant de prendre une forme spirituelle. Nous savons que l’ancètre ne pensait pas d’abord à offrir un manger, mais une chose à adorer, un saint objet, une sainte relique qui était son sexe le tourmantant. »
Brisset ne veut pas se libérer du lien entre les mots et les choses, mais, comme l’écrit Foucault, il « enfonce au contraire les syllabes dans le corps » c’est-à-dire qu’il rematérialise le langage grâce à des histoires violentes, sexuelles, sauvages, cannibales, et donc on ne peut pus terre-à-terre. Pour Foucaut, « il s’agit d’une scénographie phonétique indéfiniement accélérée ».
Foucault cite Deuleuze et met en évidence l’importance du procédé dans la réflexion du malade mental sur le langage. Le procédé prend le pas sur la signification ou le refoulement. En changeant le procédé langagier, le psychotique veut changer les choses. Le procédé est la condition de possibilité des folles histoires, il constitue le passage entre le langage et la matière. A ce propos, Foucault écrit que « Brisset fait jouer la dévoration des hommes sous la griffe des mots redevenus sauvages. ». Voici les trois procédés des auteurs étudiés :
- Avec Wolfson, le procédé prend la forme d’une série « bouche-oeil-oreille ». Wolfson veut purifier le langage d’élément maternel, par conséquent, il met l’accent sur un procédé purificateur qui passe par les langues étrangères. Les mots maternels, l’élément « bouche », sont vite transformés en mots étrangers appris dans des livres, élément « oeil », qui prononcés ou encore entendus par le biais de médias, font intervenir l’élément « oreille ».
- Avec Roussel, nous avons affaire à une autre série, la série « oeil-oreille-bouche ». Roussel commence par observer les failles qui séparent des mots ou des termes similaires, ces failles constituent un véritable abîme aux yeux de Roussel, tout commence par l’élément « oeil ». Puis, ce dernier joint ces termes grâce à des sonorités, c’est l’élément « oreille ». Et enfin, il les relie bel et bien grâce à des scènes, des histoires qu’il raconte, c’est l’élément « bouche ».
- Dans le cas de Brisset, nous trouvons en guise de procédé langagier la série « oreille-oeil-bouche ». Il y a d’abord l’oreille, les sonorités répétitives, comme nous l’avons vu. Ensuite arrive la visualisation de scènes, c’est l’élément « oeil », et dans ces scènes, il y a l’entre-dévorement des personnages, c’est l’élément « bouche », qui forme un pseudo-mythe généalogique du langage.
La caractéristique du rapport psychotique au langage est l’érection d’un organe qui domine les autres lorsqu’un autre organe est affecté par la psychose. Il résulte de cette domination d’un organe sur les autres l’apparition d’un nouveau procédé qui réorganise la pensée, l’esprit du malade. Avec Wolfson, par exemple, il y a domination de l’élément « bouche » qui mène à la traduction systématique de sa langue maternelle et à la symbolisation à l’extrême des langues. A ce propos, Foucault écrit : « A l’effacement d’une des dimensions du langage correspond un organe qui s’érige, un orifice qui entre en excitation, un élément qui s’érotise. »
L’étude de Brisset par Foucault met en exergue un rapport au langage différent du rapport normalisé, un rapport qui se situe au delà de la signification ou de la désignation, un rapport narratif enfin. Ce dont nous parle Brisset, c’est de violence, de sexe, d’amour, de mort, tant de choses centrales dans nos existences et omniprésentes dans le langage de tout-un-chacun. Brisset rend au langage sa matérialité. Cette omniprésence est explicitée dans le travail de Brisset qui ne fait que dire ce que nous-mêmes disons, mais d’une manière infiniment plus riche et plus vive, vivante même. En dépassant nos frontières langagières, Brisset dit, du fond de sa maladie, et avec vivacité, ce que nous ne pourrions dire que maladroitement : le langage est « habité » de scènes vivantes et violentes.
Préface de Gilles Deleuze nommée « schizologie »
au livre de Louis Wolfson :
Le Schizo et les langues
J.B. Pontalis, directeur de la collection "Connaissance de l’Inconscient" chez Gallimard, découvre un jour le manuscrit du Schizo et les langues, dont l’auteur, Louis Wolfson, se surnomme lui-même "l’étudiant en langues schizophrénique". Etonné et fasciné, il accepte de publier ce livre mais demande d’abord à Gilles Deleuze de le préfacer. L’ensemble parut en 1970, Deleuze avait donné un nom à sa préface : "Schizologie". Celle-ci comporte neuf parties que voici :
1. Le procédé linguistique de Louis Wolfson
2. Ressemblance avec le « procédé » de Raymond Roussel
3. En quoi un document n’est ni œuvre d’art, ni œuvre scientifique
4. L’écart pathogène et la totalité non légitime
5. L’impersonnel, le conditionnel et les disjonctions schizophréniques
6. L’équivalence mots-nourritures
7. Inversions, écart pathogène et mère : logique de l’objet partiel
8. Transformation, totalité non-légitime et père : logique de l’objet complet
9. Schizophrénie, langage et sexualité
Wolfson invente un protocole de traduction de sa langue maternelle, l’anglais, basé sur la proximité phonologique. Son objectif est de faire correspondre à la langue qu’il ne supporte pas un équivalent langagier pioché dans toutes les autres langues qui constituent alors une véritable « tour de babil » (selon son écriture réformée). La langue refusée est alors morcelée en « à-peu-près » sonores et en fragments phonétiques.
L’auteur se nomme lui-même, dans son livre, « l’étudiant en langues schizophrénique » et il parle de lui-même à la troisième personne du singulier. Selon Deleuze, ce procédé indique à la fois :
1. le vide de son propre corps
2. un combat où le héros est obligé de parler de lui-même à la troisième personne, sous l’identité d’un « jeune soldat ».
C’est une entreprise dans laquelle Wolfson est réduit à une combinaison moléculaire et phonétique. Ce livre est un « protocole d’activité ou d’occupation », comme l’écrit Deleuze, dans la mesure où l’auteur raconte ce qu’il fait au quotidien.
Wolfson est américain, mais il écrit Le Schizo et les langues en français. Voici le procédé général de Wolfson : il prend un mot étranger de sens proche d’un mot de sa langue maternelle ou bien ayant des sons similaires ou des phonèmes communs. Les langues étrangères qu’il utilise sont surtout le français, l’allemand, le russe et l’hébreu. Son but est de convertir le plus vite possible une phrase maternelle en une ou plusieurs langues étrangères au son similaire. Les transformations passent par des intermédiaires selon des règles phonétiques sensées couvrir un maximum d’espace phonétique. Le gros du problème se situe au niveau des consonnes car elles forment l’ossature du mot alors que les voyelles sont pour Wolfson comme une masse indifférenciée, maléable.
La traduction peut obéir à des règles d’inversion, par exemple, l’anglais « wire » donne l’allemand « zwirn » qui devient le russe « provoloka » où « wir » est inversé pur donner « riv » ou plutôt « rov ». Nous commençons à entrevoir que les problèmes de traduction doivent-être nombreux et complexes pour Wolfson.
Pour résoudre ses problèmes, Wolfson perfectionne son procédé dans deux directions :
1. Il amplifie son procédé de base en s’autorisant des associations de mot plus libres
2. Il fait évoluer son procédé en démembrant, dissolvant le mot anglais à traduire par le biais d’un morcellement phonétique.
Il y a des analogies évidentes entre le procédé schizophrénique de Wolfson et celui du poète français Raymond Roussel. Celui-ci reste dans le cadre de la langue française et transforme une phrase en une autre de sonorité proche mais de sens différent, en voici un exemple : « les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » devient « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard ». Les divers sens de ses phrases sont associables et ses phrases sont disloquées.
Mais les analogies s’arrêtent là. Wolfson ne fait pas de littérature et ne prétend pas en faire. Chez Roussel, la faille psychologique est comblée par des histoires merveilleuses, c’est dans ces histoires que naît l’art, l’esthétisme. Chez Wolfson, il subsiste un écart dit pathogène par Deleuze entre le mot maternel et le mot de conversion. Rien d’esthétique ne naît du procédé de l’auteur, il n’y a que de l’accidentel et des tentatives pour le surmonter. C’est d’ailleurs pourquoi il fait le récit de circonstances externes ; on trouve la description d’accidents réels et des transformations linguistiques qui en résultent.
Si la volonté de Wolfson est d’opérer des transformations phonétiques d’ordre scientifique, son travail n’est malgré tout pas oeuvre scientifique. En effet, le travail de Wolfson n’a pas de légitimité formelle car la totalité de référence de Wolfson est illégitime. En voici les raisons :
1. Elle est l’ensemble indéfini de tout ce qui n’est pas anglais
2. Aucune règle synaxique ne définit cet ensemble ; il n’y a pas de correspondance entre sens et son, ni de règle de base de transformation de l’anglais.
Par conséquent, le symbolisme du système de Wolfson est insuffisant, l’écart pathogène n’est pas comblé et une totalité émerge (tout ce qui n’est pas anglais) qui en fait n’est est pas une car elle n’est pas définissable. C’est ainsi que Louis Wolfson vit sa propre pensée ironiquement, il l’envisage comme un simulacre.
Deleuze affirme que ce que fait Wolfson a un sens, son procédé symbolise quelque chose : la destruction de sa langue maternelle. La décomposition de cette langue passe par les autres langues, toutes ensemble réunies, en quelque sorte, contre l’anglais. Wolfson veut « tuer » sa langue maternelle. Deleuze écrit à ce propos : « La linguistique comme meurtre rituel et propiatoire de la langue maternelle. Tout part de là : l’auteur ne supporte pas d’entendre sa mère parler. » De là émerge un nouveau problème pour Wolfson : comment apprendre les langues étrangères sans passer par l’anglais ? Il utilise des dictionnaires inter-langues.
Wolfson utilise des moyens de défense complexes contre la voix de sa mère tout comme la mère combat « pour le bien de son méchant fils dément », comme l’écrit Wolfson. Lui se protège en se répétant des phrases étrangères dans la tête quand elle parle ou bien en lisant un texte en langue étrangère ou encore en utilisant des moyens de ne pas l’entendre, comme la radio, par exemple (toujours sur des fréquences étrangères, évidemment). La mère combat avec son agressivité et son autorité. Par exemple, elle entre brutalement et bruyamment dans la chambre de Louis Wolfson, parfois elle met une radio anglaise à plein volume ou encore elle entre silencieusement dans la chambre et « crie très vite une phrase en anglais ». De plus, Wolfson doit toujours être très vigilant puisque même dans la rue, sa langue maternelle peut surgir à tout moment.
L’étudiant en langues s’adonne à des orgies alimentaires en réponse aux agressions de sa mère, quand celle-ci n’est pas là. Le problème est qu’il s’interdit de lire les étiquettes en anglais, sauf pour les termes faciles à convertir en langues étrangères. Par conséquent, comme en général il ignore ce que les boîtes contiennent, il ingurgite tout sans discernement. Et c’est la même culpibilité qui l’envahit quand il mange et quand il entend sa mère parler. Alors il couvre son sentiment de culpabilité en répétant des dizaines de fois des phrases apprises pas coeur, il fixe son esprit sur un nombre de calories ou sur des formules chimiques. Purifiée, c’est-à-dire intellectualisée, la nourriture devient supportable. Il y a, de plus, correspondance entre structure chimique et mots étrangers car Wolfson fait correspondre une association de mots à une absorbtion de calories, ou il identifie les éléments phonétiques étrangers à des formules chimiques de transformation.
Nous avons donc une équivalence « mots maternels - nourritures mauvaises » et une équivalence « mots étrangers de transformation - formules, liaisons atomiques instables ». Voici le problème fondamental de Wolfson : les mots maternels et les nourritures sont la vie tandis que les langues étrangères et les formules atomiques sont le langage, comment penser le rapport entre vie et savoir ? Wolfson cherche la justification de la vie qui, pour lui, n’est que « soffrance et cri ». Et cette justification est le savoir qu’il identifie au Beau et au Vrai. Les langues étrangères sont réunies contre l’anglais, tout comme les combinaisons atomiques sont réunies contre le corps vécu dans la souffrance. A ce propos, Deleuze écrit que « seul un « exploit intellectuel » (il cite Wolfson) est Beau et Vrai, et peut justifier la vie [pour Wolfson] ». Mais l’étudiant en langues emploie des « totalités grotesques » qui ne suffisent pas à réduire la faille entre vie et savoir. En fait, les langues étrangères désamorçent la langue maternelle, la rendent inoffensive ; tout comme la table périodiques des éléments permet un retour au corps et à des aliments « purifiés ». On en arrive finalement à une union de la vie et du savoir. Deleuze fait alors une comparaison more-geometrico :
mots maternels = nourritures = (vie)
Les numérateurs sont des objets partiels, donc des fragments redoutables ; ils ont une importance capitale dans la maladie du schizophrène. Mais attention, pour Wolfson, le fragment n’est pas le fragment d’un tout, mais il est plutôt fragment primordial, originel et impossible à totaliser. Les fragments sont rebels car ils n’appartiennent à aucun tout et ne passent dans rien d’autre. Ils n’ont pas réellement de sens car sinon ils seraient déterminés et donc catégorisables. Les fragments sont donc rebels à la symbolisation et tout ce qu’ils représentent devient fragment. Ils sont multiples, mais d’une multiplicité qui n’est pas numérique. A leur propos, Deleuze écrit que « les objets partiels sont eux-mêmes des morceaux numériques qui se disputent les morceaux organiques de ce qu’ils représentent, chaque morceau emportant de son côté un morceau du représenté [...]. C’est ce rapport « morceaux sur morceaux » qui exclut toute totalité, transformation ou totalisation. » Le fragment est divisible par lui-même, on obtient des morceaux hétéroclites d’objets hétéroclites partiels. L’objet partiel renvoie au système « bouche-anus » et renvoie au corps de la mère considéré comme boîte, réceptacle.
La mère est dite s’adresser à Wolfson avec « un accent de triomphe ». Elle a un rôle de femme phallique face auquel ses deux maris font pâle figure. Elle est borgne et Wolfson associe son oeil de verre à un pénis artificiel ; il considère-même le pénis comme un organe féminin. Wolfson, selon Deleuze, désirerait-être possédé « fémininement par la mère aux multiples pénis, la Méduse borgne, et avoir des enfants d’elle », c’est comme celà que le philosophe explique l’érotisme anal de Wolfson et sa phobie des vers et des larves.
Le problème de Wolfson n’est donc pas un problème de désignation, de sens. Le rapport entre morceaux verbaux et organiques est un rapport d’imbrication violente, Deleuze parle d’un « puzzle dont il faudrait forcer les pièces ». D’où l’équation deleuzienne :
Mots éclatés = vie injuste et douloureuse
Nourritures morcelées
Choses et mots ont un rôle bien spécifique oral et les règles de l’objet partiel les imbriquent de force et suspendent tout rapport de désignation et de signification.
Deleuze se demande ensuite comment le schizophrène réagit à ce morcellement. Wolfson lui oppose un corps complet, comme l’écrit Deleuze : « clos, lèvres serrées, oreilles bouchées, corps de musique fluide et immortel, organisme sans organes et sans parties, radio-fermé. » Aux mots morcelés, il oppose des mots entiers venus des autres langues. S’il pâtit des mots morcelés, il agit réellement lorsqu’il les intègre aux langues étrangères. Alors, Deleuze pose un nouveau problème : Comment Wolfson passe-t-il de la passion à l’action ? L’écart entre le morceau, que nous avons vu non-totalisable doit être intégré dans une totalité étrangère, ce qui semble impossible. Un principe totalisant extérieur doit intervenir. L’étudiant passe par deux circuits d’introduction à la langue étrangère :
1. Il emploie un dictionnaire de langues étrangères
2. Il mémorise une phrase dans une langue et essaie de retrouver les sons sur un disque
Selon Deleuze, la totalité, en tant qu’objet complet, se construit toujours sur deux circuits, « à deux vitesse ou suivant deux directions à la fois, comme les deux cercles du ciel en sens inverse, ou comme les deux dimensions d’un espace du tout et d’un temps de la totalisation ». Il y aurait des cercles intérieurs et un cercle extérieur. Les cercles intérieurs sont les mots étrangers et les techniques de transformation qui font d’éléments épars les parties d’un tout. Le cercle extérieur est l’élément commun de la totalité. C’est en ce sens que Deleuze écrit qu’il « introduit une commune mesure dans toutes les règles et impose une période à tous ses éléments. » C’est ce double circuit qui intègre de force les éléments rebels. La schizophrénie de Wolfson se manifeste donc dans un problème de transformation et de totalisation. Pour traduire, l’étudiant a besoin d’un ensemble périodique totalisateur, ce qui explique qu’il mette en rapport les mots étrangers avec des formules chimiques et des éléments radio-périodiques.
Les mots étrangers entrent dans le cercle intérieur de la totalisation tandis que la table périodique constitue le cercle extérieur, les deux ne pouvaient qu’être extrêment liés pour Wolfson. Il faut penser leurs rapports en termes de forces qui s’intriquent, qui travaillent ensemble, qui se répondent. C’est pourquoi Deleuze écrit qu’ « à la loi de l’objet partiel « morceaux sur morceaux », répond le principe du tout comme objet complet « flux dans flux » ». Voici donc une nouvelle équation deleuzienne :
mots étrangers = savoir (reformation et restitution de l’objet complet)
D’après l’analyse psychanalytique que fait Deleuze, il serait « naturel » de chercher le principe de totalité et de transformation du côté du père de Wolfson. Mais celui-ci en a deux (premier mari et beau-père), il n’y aurait donc pas de totalité légitime. Les deux pères serait plutôt le signe de l’absence de cette totalité, d’autant plus qu’il sont « fluide », insubsantiels face à une mère phallique.
Wolfson assimile ses deux pères à des formules chimiques et radioéléments ce qui, d’après Deleuze, dénonce « le caractère illégitime du tout », une fausse totalité comme l’est celle de tout ce qui n’est pas anglais. Il semblerait que mère et père ne remplissent pas leurs fonctions idéales, le « symbolisme du tout et des parties » est touché. L’écart pathogène attribué à la mère ne peut pas être comblé car le père est absent. Mais attention, la responsabilité de la maladie n’est pas à attribuer à ce cadre familial, plutôt au filtre du malade qui interprète les événements. C’est pourquoi il fallait s’intéresser au mode de raisonnement du schizophrène même.
Wolfson expose finalement ses certitudes : « le savoir ne peut pas s’opposer à la vie parce que même quand il prend pour objet la formule chimique la plus morte de la matière ininimée, les atomes de cette formule sont encore de ceux qui entrent dans la composition de la vie organique, et qu’est-ce que la vie sinon leur aventure ? Le savoir ne peut pas davantage justifier la vie, parce qu’il n’a pas la continuité ni la totalité nécessaire. D’autre part, la vie ne s’oppose pas non plus au savoir, car qu’est-ce que le savoir sinon l’aventure de la vie dans le cerveau des grands hommes [...] ? Et la vie n’a pas à être justifiée par le savoir, car les plus grandes douleurs sont déjà justifiées par ceux-là mêmes qui les éprouvent, et qui en tirent un merveilleux enseignement de martyre, d’intelligence et de charité ; quant-aux petites douleurs, celles que nous nous donnons pour nous prouver que la vie est supportable, c’est elles qui nous apprennent un jour que la vie se dérobe à toute justification. » C’est ainsi que l’étudiant accepte l’idée que la vie soit injustifiable et qu’elle n’a pas à être justifiée. Cette révélation est apparue alors qu’il était malade mentalement, tout son cheminement y trouve son accomplissement. L’usage non-conventionnel du langage a des choses à apprendre, il est même précieux ; qui est le plus aliéné, celui qui se cantonne à un rapport de désignation ou de signification du langage ou celui qui, volontairement ou sous la contrainte s’en extrait ? Deleuze et Wolfson interrogent donc notre rapport au langage.
Le langage lui-même est en effet, selon Deleuze comme selon Foucault d’ailleurs, rempli d’histoires de sexe et d’amour dont on parle de manières diverses. Il existe une « histoire sexuelle du langage » abordée, consciemment ou inconsciemment, grâce à des procédés linguistiques particuliers. Le langage et la sexualité, cessant d’avoir un rapport de désignation, ont un rapport de « signification » et c’est sous cette forme qu’ils s’expriment dans la névrose. Mais dans la psychose, le rapport de signification même est abandonné même si le discours du malade parle toujours d’amour et de sexualité. Les choses sont « imbriquées » dans les mots et le savoir y est insufflé, relativement aux lois du fragment et de la totalité que nous avons évoqué. Le procédé prend alors la place de la désignation et de la signification même si l’objet dont il est question est toujours le même, même si le malade n’est pas toujours conscient du procédé mis en place. C’est parce qu’il a su découvrir le procédé de sa propre psychose que Wolfson est exceptionnel et que son œuvre est riche d’enseignement dans le domaine de l’étude du langage.
Dans cette première version du texte, Deleuze insiste sur le lien de causalité entre le procédé de Wolfson et sa maladie. C’est à ce niveau que Deleuze fait des modifications importantes dans la seconde version du texte, celle publiée vingt ans plus tard dans Critique et clinique. Il réduit les analyses psychanalytiques et s’éloigne de tout « modèle psychotique ». En revanche, son propos politique est nettement plus perceptible. Deleuze pose plus explicitement le problème d’un modèle langagier à suivre en s’interrogeant sur sa normativité, sur la nature de ses lois et sur ses conditions de possibilité. Le cas Wolfson étant un cas isolé, Deleuze tente alors d’en extraire ce qui n’est pas qu’individuel et peut donc avoir un véritable poids politique. La parole de Wolfson devient un combat contre toutes les totalités enfermantes et non plus seulement contre sa mère.
Auteur du concept d’obstacle épistémologique, Gaston Bachelard, philosophe épistémologue du milieu du XXe siècle, a d’abord une relation conflictuelle avec l’image mentale. Quels sont les rapports entre science et imaginaire dans l’œuvre de Bachelard ? Il accuse d’abord l’image d’être à l’origine des échecs scientifiques et ne voit en elle qu’une perturbation jaillie d’un inconscient gênant. Mais, petit à petit, l’œuvre de Bachelard devient double. Ce qui devait n’être que le complément littéraire des études épistémologiques tient une place entière et Bachelard reconnaît, puis célèbre la puissance créatrice de l’imagination. Cette fonction, finalement, est reconnue par l’auteur comme la source de la volonté humaine, et donc, de la volonté de connaître.
L’image, pour Bachelard, constitue un obstacle épistémologique. Le philosophe français
élabore, dans La Formation de l’esprit scientifique[1], une thèse tout à fait originale selon laquelle il existe des obstacles épistémologiques pouvant être attribués à un défaut, à une « lourdeur » propre à l’esprit humain. Cette lourdeur fourvoierait le chercheur, elle pousserait son esprit à dériver au-delà des résultats clairs, objectifs, fournis par
l’expérience et la théorie. L’imaginaire projetterait en effet sur ces résultats des images ou des concepts flous. Dans ce cas, seule une psychanalyse, affirme Bachelard, pourrait détruire ces représentations, qu’il s’agisse de concepts ou d’images, cas elles sont formées par l’inconscient individuel.
Pour comprendre la démarche critique de l’épistémologue, il est important de rappeler ce qu’il attend d’une philosophie des sciences. Bachelard rejette deux courants de pensée traditionnels : le
réalisme et l’idéalisme, qu’il oppose d’ailleurs. Est idéaliste, pour le philosophe, celui « qui est chez lui dans le monde », c’est-à-dire :
- Ou bien celui qui croit que le monde est organisé conformément à des « Idées » transcendantes auxquelles l’esprit peut accéder directement.
- Ou bien celui qui croit que les cadres mêmes de notre esprit donnent sa forme au monde.
En revanche, serait réaliste celui qui « assimile la réalité à un pôle d’irrationalité »[2]. Un problème généré par le réalisme devrait alors être souligné : si réalité du réaliste est fondamentalement irrationnelle, comment la maîtriser grâce à la seule chose sur laquelle nous avons prise : le domaine du rationnel ? Bachelard assigne à philosophie de la science une fonction toute particulière : montrer, contre l’idéalisme, qu’il y a de l’inconnu, et contre le réalisme, qu’il n’est pas inconnaissable. Et c’est pour combattre les deux illusions générées par l’imagination, que Bachelard traque les images trompeuses.
Mais qu’est-ce exactement qu’un obstacle épistémologique ? Pour le comprendre, il est nécessaire de prendre en compte la distinction, faite par l’auteur, entre image, imaginaire et concept. La connaissance n’aurait besoin que du concept. Pourtant, Bachelard publie de nombreux livres consacrés aux images et à l’imaginaire, ce dernier terme qualifiant l’instance psychologique permettant de créer des images mentales. On peut en effet remarquer une alternance des publications, tantôt traitant de l’imaginaire, tantôt d’épistémologie. En fait, Bachelard traque ce qu’il appelle « images superficielles ». Ces dernières seraient particulièrement dangereuses, scientifiquement parlant, dans la mesure où elles feraient aisément dériver toute tentative de rationalisation. L’origine de ce type d’images pourrait se situer dans une « mythologie scolaire ». Bachelard prend, entre autre, l’image de la source pour exemple, à laquelle une ondine pourrait être trop facilement associée. La nature des obstacles ne réside pas dans la complexité des phénomènes étudiés, comme nous venons de le voir, mais il s’agit plutôt d’une inertie présente, chez l’homme, dans l’acte même de connaître. Les égarements de la raison peuvent être repérés a posteriori, lors d’une orientation rétrospective de l’esprit vers son propre cheminement.
L’élimination de ces obstacles devient alors une constituante normale du processus scientifique d’accession à la vérité. En ce sens, il ne constitue donc pas une insuffisancemais il intervient plutôt en surplus, en excès, lorsque le chercheur se représente ce qu’il veut étudier. C’est pourquoi l’élimination de l’obstacle est synonyme de purification des bases du travail scientifique. Grâce à ces éléments d’information, Bachelard redéfinit le progrès scientifique. Il ne se limite plus alors aux systématisations paradigmatiques, issues des processus d’accumulation de savoir et
d’observations empiriques. Avec l’apparition du concept d’obstacle épistémologique, le progrès scientifique inclut dans ses méthodes des rectifications a posteriori, systématiques, selon un mouvement dialectique. Avant Bachelard, on pensait la méthodologie scientifique linéaire. Le philosophe introduit une rupture de type rétrospective, entre l’étape perceptive première et le résultat final du travail rationnel.
Quels sont les principaux obstacles épistémologiques? L’auteur les évoque dans La Formation de l’esprit scientifique. En ce qui concerne la connaissance empirique, le philosophe met en exergue deux principales causes, potentielles, d’égarement :
1. Le primat de l’observation première ; l’impression, l’intuition première prend le dessus sur l’étude rigoureuse.
2. La volonté
de parvenir d’emblée à des généralités ; nourrie par des images abusives, la volonté tend à systématiser ce qui n’est pas fondé rationnellement.
Bachelard évoque également l’« obstacle verbal », qui pousse le chercheur à prendre abusivement pour principe d’explication, et non comme moyen, une image caractérisant culturellement le mot évoquant l’objet d’étude. Autre exemple : l’« obstacle animiste », qui consiste en une extension abusive des valeurs dites vitales dans l’étude des phénomènes naturels, comme c’est le cas de la reproduction des vivants lorsqu’on parle de « règne de la libido » dans la nature. Dans les dernières pages de l’ouvrage, le philosophe met, finalement, en garde son lecteur contre les dangers de ce qu’il nomme la « connaissance quantitative » : une conception erronée, trop radicale, de la rigueur méthodologique, affirme-t-il, serait susceptible d’engendrer une crispation psychologique. Mesures et calculs ne suffiraient pas, il serait également impératif de traquer et de mettre à mal tout obstacle épistémologique. L’auteur conclue finalement, dans la continuité de son développement, par une formule synthétique, riche de sens : « psychologiquement, pas de vérité sans erreur rectifiée ».
La psychanalyse a une importance « thérapeutique » majeure chez Bachelard, elle est en effet la seule pratique à même d’éradiquer l’obstacle épistémologique :
l’image perturbatrice. Deux livres dont le titre ou le sous-titre contiennent le mot « psychanalyse » paraissent en 1938[3]. Le
philosophe fonde moins son travail sur les recherches de Sigmund Freud que sur celles de C.G.Jung ou encore de Lacan, c’est-à-dire sur celui de ceux qui privilégient la pratique psychanalytique à la théorie. La psychanalyse, chez Bachelard, a pour but de détruire l’inconscient de l’individu ou tout du moins lui permettre de lui échapper. Sa fonction est donc thérapeutique. Dans La Terre et les rêveries de la volonté, Essai sur l’imagination des forces, l’auteur évoque sa « Philosophie des quatre éléments », déjà en application dans l’ouvrage antérieur : La Psychanalyse du feu. Les piliers de l’imagination seraient l’air, l’eau, le feu et la terre, conformément aux croyances de la philosophie antique occidentale. Ces quatre éléments seraient des « archétypes de l’imagination » actifs, leur omniprésence dans l’alchimie constituant un exemple probant, pour Bachelard. Pour comprendre comment fonctionnent ces éléments dans notre imaginaire, prenons pas exemple les images terrestres, évoquées au début de La Terre et les rêveries de la volonté : il peut s’agir de « métal, pierre, bois et gommes », en tout cas, l’idée « terre » englobe toute image évoquant la stabilité et la tranquillité. Bachelard parle d’ « archétypes de l’onirisme enracinés dans l’esprit ». Ces images inconscientes font obstacle à la connaissance objective. L’auteur rectifie plus tard cette position extrême. Sa psychanalyse s’attache alors à un niveau moins profond que la psychanalyse classique, une zone du psychisme où se mêlent conscient et inconscient pour donner naissance à la rêverie. Finalement, Bachelard décide que la psychanalyse engendre une surcharge d’information, ce qui la rend impropre à étudier les images mentales. Il y renonce donc finalement dans ses derniers livres pour, je cite[4] « oser [se] livrer [lui-même] à la conscience d’imaginer ». L’imaginaire, en voie de revalorisation, ne lui fait plus peur.
* * *
Le dynamisme de l’imagination engendre la volonté de connaître, c’est pourquoi le domaine l’affectif, dans un cadre scientifique, est peu à peu revalorisé par le philosophe.
Il faut souligner la distinction fondamentale, opérée par Bachelard, entre l’imagination créatrice, dynamique, et la « simple » imagination reproductrice. On retrouve cette différenciation, en termes d’ « image perçue » et d’ « image créée », dans l’Eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière[5]. L’imagination reproductrice serait le fruit de l’image perçue, sa fonction se rapporterait au réel, et plus particulièrement au social. Ce type d’image mentale n’intéresse pas l’auteur qui ne voit en elle aucune dimension créative. En revanche, l’image créée, imaginée par l’« imagination imaginante », est l’objet d’une véritable étude philosophique. Sa fonction, dite « de l’irréel », est psychologique, et est en rapport avec la solitude. L’imagination créatrice génère la rêverie. Elle intervient, selon Bachelard, avant laperception : « le psychisme humain se formule primitivement en images ».
Si l’image apparaît d’abord comme obstacle épistémologique, elle devient rapidement un objet d’étude philosophique à part entière. Avec L’Eau et les rêves, Bachelard déploie une véritable réflexion sur les images. Le contenu et la méthode de ses livres sur les éléments[6] sont en harmonie, centrés sur un des quatre éléments. Les
images qui leur sont associées sont passées en revue, et étudiées invariablement selon une méthode psychanalytique tempérée. Les derniers livres[7] sur les images, dans lesquelles Bachelard abandonne la psychanalyse, se rattachent à la phénoménologie. Le rêveur tient alors une place prépondérante dans l’étude de l’image. Le philosophe centre son travail sur l’image poétique qu’il considère particulièrement dynamique, profonde, d’un point de vue ontologique, et créative. Enfin, au centre de la rêverie, la parole devient le lieu d’une prolifération artistique. Dans sa dernière poétique, celle de la rêverie, Bachelard résume sa position : « Quand un rêveur parle, qui parle, lui ou le monde ? ». Tous les facteurs de l’imagination poétique sont rassemblés dans cette formule : « le rêveur, le monde, parole et l’image ».
Avec l’image créatrice, l’imagination travaille une matière et obéit à un dynamisme. Mais l’imagination dynamique est davantage valorisée chez Bachelard, elle agirait davantage et de
manière plus bénéfique sur l’esprit humain. Dans l’Air et les songes[8], Bachelard souligne que l’alouette n’est jamais décrite dans sa forme ou sa couleur, mais qu’on évoque en général son mouvement ascensionnel, mouvement enthousiasmant et exaltant. Le philosophe dénonce toute tentative d’expliquer une image en lui associant une quelconque réalité dont elle serait issue. Bachelard explique cette idée grâce à une analyse de l’œuvre d’Edgar Allan Poe. L’association que fait Poe de l’eau et de la mort n’est que le produit d’une rêverie,
certes capable de raviver une expérience vécue : la mort de sa mère. Autre exemple : l’intérêt que nous portons au feu est dû à la place primordiale de cet élément dans nos rêveries, pas à son utilité.
A ce stade, les éléments de la rêverie auraient une réalité psychologique. On peut ainsi parler de réalisme de l’imaginaire chez Bachelard. Les images ne sont pas réelles, comme le sont les choses de la réalité quotidienne, mais plutôt comme un dynamisme, un élan. L’image permet d’accéder à une autre réalité, parce qu’elle est irréelle. Bachelard cherche la nature de la réalité de l’image de la
rêverie. Il la considère d’abord comme une réalité psychologique, thèse maintenue dans tous ses livres sur les éléments. Il pense ensuite à un surgissement langagier, à une profusion surnuméraire, inutile de mots, créatrice car rien ne lui préexiste dans le monde. On peut trouver cette formule exemplaire[9] : « ce grand foyer de mots indisciplinés où se consume l’être, dans une ambition quasi folle de promouvoir un plus-être, un plus qu’être.»
L’image
dynamique serait directement liée à la volonté humaine. Le but de Bachelard, lorsqu’il écrit ses livres sur les éléments, est de trouver des images pour renouveler nos archétypes inconscients. Littérature et poésie serviraient alors à « réanimer un langage en créant de nouvelles images ». Créer de nouvelles images, c’est mettre en place un dynamisme nouveau pour l’esprit humain. Il agit positivement sur la volonté humaine : « on ne veut bien que ce qu’on imagine richement, ce qu’on couvre de beautés projetées », il faut « projeter le beau au delà de l’utile ». Bachelard parle d’« espace affectif », de « besoin de séduire de l’imagination », qui travaille « là où va la joie ». L’examen d’images littéraires permettrait de découvrir l’action éminente de l’imagination et de raviver notre
volonté, entre autres, de connaître. La littérature et la poésie constituent, dans ce cas, une « explosion du langage », riche de sens et de dynamisme. L’imagination littéraire a une vitalité propre, elle se développe selon deux pôles : l’extraversion et l’introversion, le repos et le travail, la nécessité pour Bachelard d’écrire deux livres différents sur l’élément « terre » est d’ailleurs née de cette
dualité. (Remarque : les images les plus belles seraient un foyer d’ambivalence entre ces deux pôles.) L’image est création. L’auteur rompt, grâce à cette idée, avec la tradition psychanalytique de son époque. Dans ses dernières œuvres, Bachelard reproche à cette tradition de penser l’imagination comme un rappel des perceptions. L’imagination créatrice aurait été oubliée par ses contemporains.
Pour conclure, L’imaginaire qui projetterait sur les travaux scientifiques des images ou des concepts flous, constituant ainsi un obstacle épistémologique, n’est pas longtemps considéré par Gaston Bachelard comme le seul type d’imaginaire chez l’homme. Au-delà de l’imagination reproductrice apparaît le concept d’imagination créatrice. Cette fonction nouvelle de l’image va dans le sens d’une
revalorisation, l’image créée est peu à peu reconnue comme le moteur de la volonté humaine et son rôle dans la progression scientifique devient prépondérant. Il ne faut pas pour autant négliger qu’au fil du temps, perdure la notion clé d’obstacle épistémologique, tout comme l’implication de l’imaginaire dans ce processus trompeur. L’image mentale ne se limite tout simplement plus à une
perturbation épistémologique.
[1]
l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la
connaissance objective, publié en 1938
connaissance objective et
poétique du feu
rêves, Essai sur l’imagination de la matière,
publié en 1942
et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, 1943,
rêveries de la volonté, Essai sur l’imagination des forces,
1948,
et les rêveries du repos, 1948.
songes, Essai sur l’imagination du mouvement, publié en 1943
poétique du feu
Etude du Maître du Haut Château
et du Dieu venu du Centaure
I. Introduction
Dans ce mémoire, nous allons traiter de la question traditionnelle de la réalité et de son rapport à la notion d’illusion. Notre champ d’étude philosophique sera littéraire puisque nous nous concentrerons sur l’étude de deux ouvrages du romancier américain Philip K. Dick : Le Dieu venu du Centaure, et Le Maître du Haut Château. Ce qui est en jeu, dans ce travail, est la compréhension du fonctionnement de la science fiction lorsqu’elle devient un outil de réflexion philosophique, un outil presque exclusivement contemporain. Nous nous demanderons pourquoi la fiction est plus adaptée à certaines problématiques que d’autres modes d’écriture. Il s’agit donc de l’étude de l’émergence d’un moyen de faire de la philosophie en adéquation avec de nouvelles problématiques. L’objectif de ce mémoire est principalement d’encourager à l’exploration philosophique de la science fiction et d’encourager au choix de ce mode d’écriture pour faire de la philosophie. Pour ce faire, j’ai choisi de centrer mon propos sur des textes de Dick car il est, à mon sens, l’un de ceux dont les textes ont le plus d’implications d’ordre philosophique ; notamment dans le cadre de l’étude du rapport de la réalité à l’illusion. Nous étudierons les thèses de l’auteur et nous demanderons pourquoi il était préférable que les textes de Dick prennent la forme d’une fiction plutôt que d’un texte philosophique traditionnel.
Au XVIIe siècle déjà, René Descartes[1] imagine qu’un " malin génie " pourrait nous tromper en intervenant sur nos perceptions.
Grâce à l’élaboration de cette fiction, ce philosophe français justifie l’utilisation d’un doute hyperbolique, en l’occurrence, d’un doute systématique. En soumettant l’intégralité des phénomènes à ce dernier, René Descartes atteint son objectif, trouver une vérité indubitable. En effet, grâce à ce procédé, il met en lumière le célèbre : " je pense, je suis ", " cogito ergo sum " en latin. Trois siècles plus tard, un romancier états-unien, Philip K.Dick, emploie lui aussi la fiction, et plus exactement la science- fiction, pour sonder la réalité. Mais il use de ce procédé différemment. En quoi l’utilisation de la fiction par Dick est-elle originale ? Répondre à cette question permettra de repenser le statut de la fiction littéraire et particulièrement de la science-fiction. Il ne faut pas oublier que l’importance de la fiction, en philosophie, est souvent mise en doute. Ce procédé est même parfois réduit à un moyen de distraction, entre autres, à cause de son éloignement du réel signalé par le rôle prépondérant de l’imagination dans son élaboration. On peut songer, par exemple, au philologue du XIXe siècle Ernest Renan qui affirme de manière péremptoire que " la vérité [est], quoi qu’on en dise, supérieure à toutes les fictions " (Article « Fiction » du Petit Robert, 1982). De plus, la fiction est de nos jours souvent assimilée à tort à la science-fiction, qui n’est qu’un genre littéraire particulier employant la fiction ; la science-fiction étant hélas considérée par beaucoup comme un sous-genre littéraire, peut-être parce que son développement à grande échelle n’a commencé qu’il y a quelques dizaines d’années.
1. Notions générales
a. Qu’appelle-t-on " fiction " ?
Il s’agit de la création imaginaire, volontaire et consciente d’une situation différente de la réalité. Imaginaire, la fiction l’est parce qu’elle ne correspond à aucune expérience vécue par un sujet. C’est une invention, même si elle est toujours composée d’éléments préexistants réagencés. Pour reprendre l’exemple du malin génie de Descartes, celui-ci n’évoque pas une entité qu’il aurait rencontré et dont il aurait la preuve qu’elle fausse nos perceptions. Il invente une figure entre un démon de la religion chrétienne, et Maya, le voile d’illusion, dans la religion bouddhiste. La fiction est également élaborée volontairement, contrairement à l’illusion qui est globalement subie, car la fiction a une utilité propre. La fiction trouve son utilité dans divers domaines. Elle est source de déploiement artistique, elle intervient lors de la mise en place et de la modification du droit (elle permet en effet d’envisager des situations conflictuelles possibles), elle a une part prépondérante dans la création littéraire et elle est également employée en économie. Dans ce domaine, la fiction est primordiale car elle offre aux acteurs économiques une clairvoyance précieuse concernant d’éventuelles transformations des marchés financiers. Par conséquent, et c’est ici un paradoxe à ne pas négliger, la fiction sert à comprendre le réel et à agir judicieusement sur lui alors même qu’on la définit en opposition avec la réalité. C’est d’ailleurs grâce à cette prise qu’a la fiction sur réalité qu’elle intéresse la philosophie. En ce qui concerne la malin génie cartésien, par exemple, il a une utilité bien précise. Sans lui, pourquoi le lecteur douterait-il de ce qu’il considère habituellement comme réel ? Le malin génie sert à mettre en place le doute hyperbolique. Grâce au procédé fictif, le lecteur de Descartes peut prendre conscience que nombre de choses qu’il considérait indubitables se révèlent douteuses, en réalité. Quant-au caractère conscient de la fiction, il est dû au fait que celle-ci s’inscrit dans un véritable travail de réflexion ; la fiction est un outil, sa mise en place n’est pas spontannée. On peut imaginer que Descartes a d’abord élaboré le projet d’introduire rationnellement le doute systématique dans l’esprit de son lecteur puis il a trouvé l’outil adapté à son projet : une fiction.
b. Qu’est-ce qu’une « illusion » ?
L’illusion, vraisemblable comme le réel et comme la fiction, doit être distinguée de cette dernière dans la mesure où la fiction sert à clarifier une vérité pour la rendre plus aisément saisissable, ce qui n’est pas le cas de l’illusion. Au contraire, et paradoxalement, une illusion résulte du mauvais traitement par l’esprit d’une information juste. Il peut s’agir d’une perception que le cerveau humain ne parvient pas à synthétiser, d’où, par exemple, les illusions d’optique, tout comme il peut s’agir du refus d’une information trop contrariante, ou trop peu évidente, alors ignorée par le sujet. Analysons le phénomène de l’illusion grâce à l’exemple de l’illusion d’optique. Voici une image assez aisée à construire, une image réalisée grâce à deux types de formes géométriques, des rectangles (horizontaux et verticaux), certes tronqués pour certains d’entre eux, et un cercle :
Ophtasurf
Dans le cas de l’illusion d’optique ci-dessus, la première illusion consiste à croire qu’une image aussi facile à construire sera facile à analyser visuellement ; l’esprit fait une déduction erronée, il interpréte mal la simplicité de cette construction. Mais surtout, la principale illusion se situe au niveau du traitement-même de l’information visuelle par le cerveau. Il est en effet difficile de déterminer à l’oeil nu les contours exacts de ce simple cercle car il semble flotter au dessus du fond. L’erreur n’est bien évidemment pas à mettre au crédit des sens mêmes, ce n’est pas « l’oeil » qui se trompe, la perception humaine n’est pas à remettre en cause, mais c’est le traitement de l’information visuelle par le cerveau qui est problémétique : c’est lui qui ne parvient pas à déterminer les contours du cercle. Ensuite, il existe un type d’illusion, de l’ordre du jugement, qui consiste à refuser une information juste mais déplaisante, à ne pas en tirer les conséquences nécessaires. Ce qui est perçu est juste, mais le traitement des ses implications est incorrect. Le sujet ne donne pas suffisamment de crédit à l’information, il la perçoit et la comprend, mais refuse ce qu’elle implique. A ce propos, Clément Rosset apporte des précisions : « J’ai vu, j’ai admis, mais qu’on ne m’en demande pas davantage. Pour le reste, je maintiens mon point de vue, persiste dans mon comportement, tout comme si je n’avais rien vu. Coexistent paradoxalement ma perception présente et mon point de vue antérieur. Il s’agit là moins d’une perception erronée que d’une perception inutile. Cette perception inutile constitue, semble-t-il, un des caractères le plus remarquables de l’illusion. » (LRD, p.10). Le sujet refuse donc les implications de l’information en question ; c’est ici que la volonté, consciente ou inconsciente, du sujet intervient. L’illusion est alors la résultante d’un choix que le sujet ignore avoir fait, en général. Mais, comme l’évoque Clément Rosset, il y a paradoxe et plus exactement un paradoxe rationnel. Et c’est ce paradoxe qui doit permettre, un moment donné, d’identifier l’illusion comme telle. Pour reprendre l’exemple de l’illusion d’optique auquel cette idée s’applique également, le sujet a la possibilité de se dire qu’il est paradoxal qu’un cercle semble flotter au dessus d’un fond, alors qu’il se situe sur une feuille en deux dimensions. Il peut se dire que cela indique qu’il doit y avoir illusion. Clément Rosset écrit également que « dans l’illusion, […] la chose n’[y]est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs.» ; « La perception de l’illusionné est comme scindée en deux : l’aspect théorique (qui désigne justement « ce qui se voit », de théorein) s’émancipe artificiellement de l’aspect pratique (« ce qui se fait »). » (LRD, p.12) ; « Telle est […] la structure fondamentale de l’illusion : un art de percevoir juste mais de tomber à côté de la conséquence. L’illusionné fait ainsi de l’événement unique qu’il perçoit deux événements qui ne coïncident pas, de telle manière que la chose qu’il perçoit est mise ailleurs et hors d’état de se confondre avec elle-même. Tout se passe comme si l’événement était magiquement scindé en deux, ou comme si deux aspects du même événement en venaient à prendre chacun une existence autonome. » (LRD, p.16). C’est dans cette coexistence incompatible de ces deux aspects, théorique et pratique, dans cette division schizophrénique de la pensée, que se loge le paradoxe symptômatique de l’illusion.
c. Qu’appelle-t-on « réalité » ?
En théorie, le terme « réalité » qualifie ce qui existe objectivement, ce qui n’est pas construit par l’esprit humain. Le substantif « réel » est dans ce cas synonyme de « réalité ». Mais si les vivants dotés d’une conscience ont accès à la réalité, ce n’est qu’à travers des perceptions et par le biais de jugements, tous deux susceptibles d’être erronés. C’est pourquoi la réalité, en tant qu’elle est un phénomène perçu, ne peut pas être indubitable. En effet, la réalité est à la fois objet d’une croyance, plus ou moins aveugle, et d’une tolérance. C’est pourquoi nous nous sommes demandés « qu’appelle-t-on réalité » et non « qu’est-ce que la réalité ». La force d’une croyance est en général due au caractère vraisemblable de ce qui est cru : plus une hypothèse est rationnelle, convaincante, habituelle, et donc vraisemblable, plus le sujet conscient croira qu’il s’agit de la réalité. Songeons à la pensée de David Hume : je crois que le soleil se lèvera demain matin car j’ai l’habitude de vivre dans un monde où le soleil se lève tous les matins. Cela a lieu depuis que je suis né et c’est ce qui donne son incroyable force à ma croyance. Mais rien ne m’assure absolument que le soleil se lèvera bel et bien demain matin. En outre, ce qui fait croire à un sujet qu’un phénomène est réel, c’est la tolérance de cette idée par le sujet, voire la force de séduction de cette idée. Il est courant de voir des gens rejetter, à la suite d’un traumatisme par exemple, quelque chose qui nous semble bel et bien réel. C’est en ce sens que Clément Rosset écrit que « …le réel n’est admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. » (LRD, p.8). L’acceptation d’un phénomène comme réel passe donc par une accréditation du caractère réél de ce phénomène par le sujet. La réalité, tout comme l’illusion ou la fiction, est donc vraisemblable, mais à un degré plus important. A la limite, la seule chose qui semble absolument indubitable est le « cogito ergo sum »[3] cartésien, mais certains penseurs rejettent l’idée d’unité absolue de la conscience et donc rejettent le « je » de la proposition, ce qui prouve qu’elle peut également être soumise au doute. Une fois encore, la réalité, même celle de la pensée, est une histoire de force de croyance.
d. Qu’est-ce que la « science-fiction » (ou « science fiction ») ?
Il s’agit d’un genre originairement littéraire (transposé depuis au cinéma, dans la bande-dessinée ou dans les jeux vidéos par exemple). En tant que littérature, elle mobilise donc une esthétique particulière car, rappelons-le, la littérature, par définition, a entre-autres une fin esthétique. Un genre littéraire, ensuite, est un cadre de travail littéraire, correspondant à un certain nombre de conventions. Ces dernières encadrent le travail de l’auteur ; l’auteur d’une simple fiction, par exemple, met en place des situations imaginaires qui doivent être vraisemblables et, surtout, convaincantes. Pour ce faire, il obéit à certaines normes de travail : dans certains cas, par exemple, il entame son texte par un incipit dont le rôle est de présenter les personnages principaux et de faire découvrir les premiers lieux de l’histoire au lecteur. Les conventions d’un genre donnent une idée plus ou moins précise au lecteur de ce à quoi il peut s’attendre. Mais les genres littéraires s’inscrivent dans une histoire de la littérature. Ils apparaîssent, disparaîssent et sont sujets à mutation, entre autres en fonction des besoin des auteurs et des lecteurs ; l’absence totale de lectorat menant à leur disparition. La science-fiction est donc un genre littéraire particulier : il s’agit d’une extrapolation, une fiction futuriste fondée sur une ou plusieurs sciences, au sens large du terme. Comme toute fiction, la science-fiction est l’élaboration d’un monde susceptible de « concurrencer » la réalité, elle obéit, comme nous venons de le voir, à un impératif de vraisemblance. Or, pour que cet impératif soit respecté, elle a besoin d’une cohérence globale que seules permettent la philosophie et la science. La philosophie et la science sont donc un moyen pour la fiction, celui de faire « comme » le monde réel, et non nécessairement une fin. Il faut dire « non nécessairement » car pour certains genres particuliers, en l’occurrence pour la science-fiction, la philosophie constitue plus qu’un moyen. La science-fiction renverse le rapport « moyen-fin » habituel de la littérature de fiction et de la philosophie. En effet, certes la science-fiction mime un monde cohérent, mais elle met également à l’épreuve des thèses d’ordre scientifique (par son emploi privilégié de la science même) et philosophique en faisant « comme si » ce qui était postulé était réalisé. Sa dimension d’extrapolation est donc une mise à l’épreuve de thèses et c’est précisément à ce niveau qu’elle rejoint explicitement la philosophie. C’est pourquoi la science-fiction, dans son développement le plus abouti, constitue une pratique critique de type philosophique. A ce propos, Guy Lardreau[4] écrit :
« […] le mot « science fiction » enveloppe deux emploi homonymiques du mot fiction. Le roman classique, en effet, ne saurait avoir d’autre but que la fiction comme telle, toujours il s’agit de produire, comme on dit, « l’apparence de la vie », toujours de « concurrencer », selon le mot de Balzac, la réalité, bref, de faire un monde ; si, nécessairement, une philosophie est requise, c’est, même chez le plus philosophe des romanciers, Balzac, justement, ou Proust, ordonnée à la fiction, et pour qu’elle tienne ; s’il y a vision du monde, ce n’est pas pour faire vision, mais pour faire monde. La science-fiction inverse la relation : si elle requiert une fiction, c’est pour produire une philosophie, si elle construit un monde, c’est pour mettre à l’épreuve une vision du monde. Pour reprendre les oppositions forgées par Käte Hamburger[5], on peut dire que la science-fiction n’a pas pour fin de faire comme un monde, mais comme si un monde, ayant telle et telle propriété, se trouvait réalisé : elle n’est pas structurée en « comme », mais en « comme si » (Histoire comme si, c’est le titre, précisément, en écho à Kipling, d’un recueil de G. Klein) ; son objet n’est pas « fictif », mais « feint ». Plus précisément, puisque la philosophie toujours y est livrée dans la forme du roman, on dira qu’elle est une fiction, au sens esthétique, ordonnée à une fiction, au sens où l’entendent les discours savants, soit une conjecture, par où des thèses se trouvent mises à l’épreuve. La science-fiction, me semble-t-il, ne mobilise pas une philosophie, elle a pour ambition, parfois avouée, en tout cas la plus profonde, de se substituer à la philosophie. Ce pourquoi elle me paraît mériter, de la part du philosophe, mieux que quelques heures de délassement. » (FPSF, p.12-13)
2. Science fiction et littérature
a. Comment la science-fiction s’inscrit-elle dans l’histoire de la littérature ?
D’un point de vue historique, le genre littéraire « science-fiction » est relativement récent puisqu’il est apparu, tout du moins en tant que genre à part entière, au siècle dernier. Il fut développé et a acquis de plus en plus d’importance dans notre culture, parce qu’il s’est transformé et a évolué avec la société dans laquelle il est né. Philip K. Dick est à la pointe de ces transformations car il a su adopter un regard critique vis-à-vis des conventions antérieures et a su moderniser le genre tout en le traitant avec davantage de sérieux et de profondeur. Kim Stanley Robinson écrit à son propos que « ses romans ont bouleversé puis défié les conventions qui, pendant un temps, furent les piliers du genre. » (TNPD). Il fut en effet l’un des premiers à transgresser les règles rigides, que l’on croyait inhérentes au genre, établies dans les années 1930, et qui sont restées inchangées jusque dans les années 1940 – 1950, période abusivement, à mon sens, autoproclamée à l’époque « Âge d’Or de la science fiction ». Durant cette période, les auteurs de science-fiction, principalement états-uniens, publient surtout leurs travaux dans quelques revues dont la plus populaire se nomme Astounding Science Fiction. le célèbre John W. Campbell Junior en dirige la publication. Celui-ci exige une forte normalisation des travaux de ceux qu’il publie, ce qui mène à la fixation de nombre de conventions et nuit donc à l’évolution du genre : les auteurs doivent mettre en exergue une manière d’envisager l’avenir qui conforte le système politique en place et la culture dominante. Tous les auteurs publiés doivent partager une idéologie commune « politiquement correcte ». Peu à peu, principalement grâce à l’audace de Philip K. Dick qui ne se soumettra jamais à cette idéologie, la science-fiction devient un outil de critique sociale et politique de plus en plus puissant. C’est à cette période que le auteurs de science-fiction se rapprochent de la tradition de la satire : ils inventent des mondes qui sont des distorsions et des transpositions du notre (dans le sens de l’exagération). L’objectif est d’expliciter les mécanismes et les implications sous-jacents dans l’évolution contemporaines des sciences, c’est pourquoi, en ce qui concerne l’histoire des disciplines scientifiques, la science fiction est appelée par Robinson « la littérature de la médiation historique » (TNPD). Dick est l’initiateur et l’acteur principal de cette mutation du genre.
b. Qui est Philip K. Dick ? Comment envisage-t-il son travail d’auteur de science-fiction ?
Né en 1928 et décédé en 1982, cet écrivain états-unien est l’auteur d’une quarantaine de romans et d’un nombre encore plus important de nouvelles dont certains sont considérés comme les plus aboutis du genre. Ses romans constituent des métaphores de l’évolution de la condition humaine dans une société qui évolue extrêmement vite, d’un point de vue historique et technologique. Les éléments de décalage qu’il introduit dans ses travaux, reflets exacerbés de notre monde, ont un but critique. A l’inverse de ce que font ses contemporains de l’Astounding Science Fiction, Dick s’attache à démontrer le caractère contingent et historique des institutions états-uniennes de son époque. Il analyse de manière poussée la politique capitaliste d’après guerre et dénonce les manipulations des informations historiques et la propagande consumériste que subissent ses contemporains. Dick fait pivoter la science fiction des années 1950 dans la satire sociale, politique et historique. Il se positionne donc dès ses débuts comme un auteur engagé d’un point de vue épistémologique, ce qui en fait un auteur intéressant en philosophie ; d’autant plus que sa pensée s’inscrit dans une tradition phénoménologique et existentialiste (comme nous le verrons plus tard), mais d’une manière très originale. De plus, le objets de réflexion qu’il traite en priorité ne sont pas forcément les principaux objets d’étude de la tradition ( l’Histoire par exemple), ils correspondent souvent à des problématiques de la fin du XXe siècle, ce qui permet de réactualiser cette tradition.
3. Problématique
a. Quel rôle la fiction joue-t-elle dans la problématisation du rapport « réalité-illusion » chez Philip K.Dick ?
Pour problématiser le rapport entre fiction et réalité, ce romancier états-unien se sert de la fiction de manière tout à fait originale et instructive. L’ensemble de son œuvre consiste à dénoncer ces grands « illusionnistes » que sont certains hommes de pouvoir de son époque, d’identifier les composantes illusoires de tout un pan de la culture états-unienne et, si faire ce peut, de mettre en lumière la réalité, exacerbée grâce à l’utilisation de fictions, pour la rendre plus évidente, pour l’objectiver (ce qui est loin d’être toujours possible, contrairement à Descartes qui rétablit la réalité à partir de la preuve ontologique ; on reste souvent dans le doute chez Dick). Le basculement dans l’illusion, la mise en doute d’un élément illusoire, passe également systématiquement par l’élaboration d’une fiction dont le rôle est métaphorique. De plus, Dick met en lumière ce qui fait problème dans l’opposition traditionnelle entre réalité et illusion et insiste sur le rôle, trop souvent occulté, du sujet dans le processus d’« illusionnement ». L’illusion est moins subie que générée par le sujet, on peut dire en quelque sorte que celui-ci « choisit » l’illusion, même s’il ne s’agit pas toujours d’un choix conscient. La croyance constitue la plupart du temps le moteur de ce choix, et celle-ci est souvent générée par des influences externes. Il peut s’agir de propagande, de religion ou de norme sociale, par exemple. De plus, les fictions, chez Dick, sont enchâssée, il y a souvent fiction dans la fiction. La seconde fiction intervient comme élément perturbateur qui permet de remettre en question la première fiction, celle qui est sensée être la réalité du roman. Enfin, les concepts de réalité et d’illusion ainsi que leurs rapports sont mis à l’épreuve et redéfinis. Deux ouvrages, à valeur exemplaire, doivent être mis en exergue pour cette étude : le Dieu venu du Centaure et Le Maître du Haut Château.
4. présentation des ouvrages étudiés :
a. Présentation sommaire du Maître du Haut Château et du Dieu Venu du Centaure
Dick met au moins un an pour écrire Le Maître du Haut Château, temps qu’il n’avais jamais consacré et qu’il ne consacrera plus à l’écriture d’un seul roman. C’est une des rares uchronies qu’il ait écrit. L’uchronie, appelée parfois histoire alternative, est un type particulier de science-fiction. L’auteur prend comme point de départ une situation historique existante ou ayant existé et en modifie l’issue, puis il imagine différentes conséquences possibles de cette transformation. Le Maître du Haut Château est considéré par beaucoup comme l’un des premiers grands romans de Science-fiction ; tout du moins comme l’un de ceux qui aidèrent le genre à progresser. Dans le Maître du Haut Château, Dick, grâce à cette uchronie, développe une réflexion sur l’Histoire. A son propos, l’auteur écrit : « [...] Il me fallait m'élever à un niveau que ni moi ni personne n'avait jamais atteint... [...] J'ai étudié le national-socialisme jusqu'à sentir que je pouvais voir le monde comme le voyaient les nazis. » Petit à petit, la réalité historique devient plus floue et, finalement, ce qui était envisagé comme une fiction (la fiction dans la fiction, méthode que nous avons évoquée plus haut) au début du roman se révèle être la réalité du roman.
En effet, Philip K.Dick réécrit l’Histoire en envisageant que l’Axe ait gagné la seconde Guerre Mondiale. Les allemands et les japonais se sont alors partagés le monde. L’Axe, pour mémoire, également appelé Axe Berlin-Rome-Tokyo, est le résultat du Pacte tripartite du 27 septembre 1940 qui unit l'Allemagne, l'Italie et le Japon, pendant la Seconde Guerre Mondiale. L'Axe inclut également la Slovaquie (novembre 1940), la Hongrie (novembre 1940), la Roumanie (novembre 1940) et la Bulgarie (mars 1941). Etrangement, dans le roman de Philip K. Dick, un romancier, Hawthorne Abendsen, dont la maison s’appelle le Haut Château (d’où le titre du roman) fait le travail inverse de celui de Dick et écrit une uchronie dans laquelle les Alliés ont gagné la seconde Guerre Mondiale. Son livre, interdit par les autorités dans le roman, s’appelle la Sauterelle pèse lourd. Dick semble donc élaborer une fiction en miroir, mais c’est un miroir déformant, car la réalité du La Sauterelle pèse lourd n’est pas encore notre réalité. Cette fiction « en faux miroir » entame une réflexion de type historiographique, qui a pour objet l'écriture de l'Histoire. En effet, Dick remet en cause son écriture par les historiens et suggère qu’une part de cette Histoire pourrait être fausse, que sa réalité apparemment solidement fondée pourrait être illusoire. Voici un extrait dans lequel un personnage, juliana Frink parle du contenu de la Sauterelle pèse lourd. Son discours fait écho au récit de Dick, elle est celle qui parle d’un histoire inverse à l’histoire de son propre monde. Il est intéressant de remarquer qu’elle évoque le caractère fictif de ce roman. Cela ne va-t-il pas de soi ? Nous reviendrons sur cette idée, voici l’extrait :
" - La théorie d’Abendsen est que Roosvelt aurait été un président terriblement énergique. Au même titre que Lincoln. Il l’a montré pendant l’année où il a été président, par les mesures qu’il a prises. Le livre est de la fiction. Je veux dire que c’est un roman par sa forme. Roosvelt n’est pas assassiné à Miami ; il achève son mandat, il est réélu en 1936, si bien qu’il est encore président jusqu’en 1940, au début de la guerre. Tu ne vois donc pas ? Il est encore président quand l’Allemagne attaque la France, l’Angleterre et la pologne. Il voit tout cela. Il fait de l’Amérique un pays fort. " (MHC p.82)
Pourquoi Juliana Frink précise-t-elle que c’est une fiction « par sa forme » ? Cela signifie-t-il qu’il ne s’agit pas, foncièrement, d’une fiction ? Cette simple précision de cette protagoniste sème le trouble dans l’esprit du lecteur ; déjà, la réalité du roman devient étrange ; on peut se demander si Juliana Frink sait des choses, la concernant, que le lecteur ignore. Une autre intervention de cette protagoniste confirme la première impression :
" - […] Ce livre a la forme d’une fiction, reprit-elle. Bien entendu, il y a des passages
de pure imagination ; je veux dire, c’est fait pour distraire, sinon les gens ne le liraient pas. " (MHC p.83)
Juliana précise à présent qu’il y a « des passages de pure imagination », mais une fiction est, par définition, un travail de pure imagination. Or, le « des » signale qu’il y a des passages qui ne sont pas imaginés, mais bel et bien véridiques. Ce genre de perturbations annonce la fin du roman. Il ressort à ce moment-là d’une conversation entre Juliana Frink et un autre personnage, Hawthorne Abendsen, que leur histoire fut bien celle du roman la Sauterelle pèse lourd et que dans leur monde, les Alliés ont également gagné la guerre, comme dans le notre. Pour rappel, les Puissances Alliées, appelées également Alliés, comportent l’Afrique du Sud, l’Australie, le Brésil, le Canada, les États-Unis (à partir de décembre 1941), la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, Terre-Neuve et l’URSS (à partir de juin 1941.) Voici la conversation en question :
" Hawthorne leva la tête pour la dévisager. Il avait une expression presque féroce.
- Cela veut dire, n’est-ce pas, que mon livre est vrai ?
- Oui, dit-elle.
- L’Allemagne et le Japon ont perdu la guerre ? dit-il, fou de colère.
- Oui.
- Alors, Hawthorne referma les deux volumes et se leva sans rien dire.
- Et même vous, vous ne regardez pas la chose en face, dit Juliana.
Il réfléchit un moment. Il avait le regard vide, tourné vers l’intérieur, se dit Juliana. Préoccupé par lui-même… puis ses yeux s’éclaircirent. Il émit un grognement, sursauta.
- Je ne suis sûr de rien, dit-il.
- Croyez, dit Juliana. " (MHC, p.316)
Ce qui est mis en exergue ici, c’est le refus par la majorité des personnages du roman d’accepter la réalité. Dick rend l’illusion flagrante : les personnages refusent leur histoire. Tout le monde agit comme si l’Axe avait gagné la guerre alors que, de facto, les Alliés l’ont gagnée. Pourtant, malgré cette brève conversation entre Abendsen et Juliana Frink, la vie reprend normalement pour les personnages du roman qui continuent à vivre comme si l’Axe avait gagné. Dans un monde où la grande majorité des gens est prisonnière d’une illusion (en l’occurrence, tout le monde pense que l’Axe a gagné la guerre), quelles conséquences peut avoir la découverte de la vérité par certains ? A priori, aucune ; Dick refuse de mettre en scène une « super-héroïne » comme on en trouve dans beaucoup de livres de science-fiction antérieurs. Juliana Frink ne fait pas éclater la vérité au grand jour, elle ne « sauve pas le monde de l’illusion », elle se contente de révéler la vérité à Abendsen puis part et le livre se termine. Il ne faut pas négliger son dernier mot : « croyez ». Ce que dit Dick au travers de son personnage Juliana Frink est surtout ceci : la réalité est affaire de croyance et uniquement de croyance, les frontières entre réalité et illusions sont fragiles.
Dans le Maître du Haut Château, Dick développe en parallèle une réflexion sur l’écriture de l’histoire par les historiens. Ces derniers, en interprétant les documents historiques et les découvertes archéologiques créent un récit à la lecture duquel il est difficile de discerner ce qui a effectivement eu lieu et ce qui a été imaginé. La plupart des lecteurs d’ouvrages historiques croient que les choses se sont déroulées comme l’indique le récit mais comment savoir quelle est la part de réalité ?
Le Dieu venu du Centaure
Quel est ce livre, le Dieu venu du Centaure, au sujet duquel le critique littéraire français Philippe Kieffer[6] écrit en 1987 qu’il constitue un « époustouflant roman de la terreur métaphysique, de la confusion des temps et des lieux, de la perte irréversible du sentiment de réalité et d'identité. » ? L’auteur écrit à son propos, de manière énigmatique : « [...] J'ai écrit ce roman [...] lorsque j'ai commencé à m'intéresser au christianisme et à avoir le sentiment de la réalité du diabolique, qui est la continuation de mes recherches antérieures sur le zoroastrisme. [...] Il s'agissait, avec ce livre, de réaliser une étude mettant en parallèle la Déité et le Mal, le Bien et l'Humain. [...] Nous avons là un roman d'essence diabolique.[...]. » Dans cette œuvre expansive, hyperbolique, Dick met en scène ses personnages dans un décor martien, c’est-à-dire que le gros de l’intrigue se déroule sur Mars, sur des représentations illusoires de Mars, ou encore sur une « autre » Mars (nous verrons cela en détail plus tard). Dans cette dystopie, la terre est dévastée par la pollution. Les conséquences de cette pollution sont telles que la température à new York atteint chaque jour les 80° ; le réchauffement climatique a atteint des extrêmes car l’homme n’a pas su restreindre ses émissions de CO2. Certes, la vie sur terre est devenue extrêmement difficile, mais la stérile Mars, une des colonies terriennes, est encore moins vivable que cette Terre. Les Nations Unies doivent incorporer, de force la plupart du temps, des citoyens pour pouvoir coloniser la planète rouge, elle-même n’étant qu’une des six planètes colonisées par la terre (tout est exagéré, dans cette satire); toutes aussi lamentables les unes que les autres. Dans de telles conditions, sans un enrôlement de force, personne ou presque n’accepterait de vivre dans des conditions aussi déplorables et il n’y aurait pas de colonisation. En effet, sur Mars, les gens vivent sous la surface, dans des habitations extrêmement incommodes nommés « clapiers ». En outre, ils ignorent que leur « surface » et les ridicules jardins qu’ils tentent désespérément de cultiver se trouvent en réalité sous la surface, sous le sable martien. Pour échapper à cette triste existence, ils consomment une drogue extrêmement puissante appelée D-Liss. Ses incroyables effets hallucinatoires leur font croire qu’ils vivent sur une terre qui n’est pas dévastée par la pollution durant quelques jours, approximativement trois jours, dans un monde idéal, un stéréotype de la vie sensément parfaite des années cinquante-soixante. Leurs hallucinations sont centrées sur des poupées posées devant eux lors de leur consommation de D-Liss et qu’ils incarnent dans leurs phantasmes. Alors, ils imaginent acheter puis posséder des maisons en bord de mer, des voitures et autres biens, tandis qu’ils incarnent les poupées Barbie et Ken, qui étaient les poupées les plus vendues dans les années soixante, lorsque Dick écrit le roman. Chaque élément miniature qu’ils posent devant eux trouve sa place dans leurs phantasme, ceux-ci étant collectif : s’ils se retrouvent à plusieurs autour des « combinés » (ensemble poupées-accessoires) et que chacun prend du D-Liss, ils se retrouveront tous, étrangement, dans leurs hallucinations. Mais leurs corps seront différents, il s’agira du corps idéalisé des poupées alors humanisées. La miniaturisation d’objets, officielle et très répendue, est devenu un marché très juteux même si, officiellement encore, la consommation de drogues est interdite. Le gouvernement ferme les yeux pour des raisons économiques et politiques.
b. Pourquoi s’intéresser au Dieu Venu du Centaure et au Maître du Haut Château ?
Ces deux romans, très différents, représentent l’apogée, chez Dick, de sa réflexion sur le rapport de la réalité à l’illusion. Cette réflexion prend la forme de critiques concernant la politique capitaliste états-unienne d’après guerre, dans le cas du Dieu venu du Centaure, ainsi que la manipulation des discours historique et l’illusion d’absence de responsabilité histoirique individuelle, pour Le Maître du Haut Château. Dans ces deux romans, Dick s’intéresse aux grandes illusions générées par ces objets de critique. De plus, il insiste tout particulièrement sur la responsabilité du sujet dans le processus d’illusionnement. La fiction est à chaque fois l’élément clé qui permet de remettre en question les concepts de réalité et d’illusion, ainsi que leurs rapports. Cette remise en question aboutit alors à une redéfinition des termes et à une réévaluation des relations entre ces deux notions. En outre, la radicalité et l’efficacité du propos dickien dans ces deux ouvrages, nous le verrons plus tard, n’est permise que par l’emploi du genre de la science-fiction. C’est pourquoi ces ouvrages doivent permettre de re-penser ce genre littéraire comme une véritable outil philosophique voire comme un nouveau mode de pensée philosophique.
c. Quelles sont les spécificités des fictions dickiennes : le Dieu venu du Centaure
et le Maître du Haut Château ?
Les fictions mises en places par Philip K. Dick dans ces deux oeuvres ont pour spécificité d’être réflexives, ses fictions parlent d’elles-mêmes, et d’être mises en abîme, il y a fiction dans la fiction. Dans ces deux romans, deux niveaux de réalité apparente sont superposés : la réalité du roman et une réalité illusoire. Au début de ces fictions, il ne semble y avoir qu’une réalité, apparemment stable et très vraisemblable, convaincante. Une nouvelle fiction intervient alors en tant qu’élément corrosif au contact duquel des composantes du réel se désagrègent les unes après les autres, la réalité apparente se « déconstruit ». En fin de compte, les piliers de la réalité précautionneusement construite en début de roman deviennent de plus en plus douteux pour faire place à une nouvelle réalité nettement plus instable. Ils laissent place à un chaos " réalités-illusions " dans lequel ni les protagonistes ni le lecteur ne parviennent à distinguer clairement le réel voire les réels de l’illusoire.
Ce qui gravite autour de ces noyaux de réalité est incertain, flou. Le fondement de cette confusion se situe dans l’esprit humain même, incapable d’interpréter ses propres perceptions, ce qui explique d’ailleurs l’omniprésence du thème de la paranoïa dans l’œuvre de Dick. Le problème est d’ordre phénoménologique, ce qui est perçu ne correspond plus à ce qui est réél, la synthèse de leurs perceptions par les protagonistes, ainsi que leurs jugements concernant ce qui est perçu et compris, sont insatisfaisants.
d. Ces deux ouvrages sont des dystopies. Qu’est-ce qu’une dystopie ?
Littéralement, anomalie spatiale, liée au topos, au lieu, le terme dystopie et issu de l'anglais « dystopia » qui qualifie un type bien particulier de science-fiction. Ce substantif est un synonyme de « contre-utopie », celle-ci étant, bien évidemment, l'antithèse d'une utopie. L’auteur d’une dystopie imagine un monde terrifiant qui reflète en général les angoisses de son époque. La dystopie est ce que Guy Lardreau évoque lorsqu’il écrit que « la science-fiction est la littérature où notre temps se reconnaît. » (FPSF, p.14). Par exemple, il s’agit souvent d’un monde dirigé par une autorité tyrannique. Aujourd’hui, cela pourrait-être un monde ravagé par la pollution ou encore un monde en proie à de terribles conflits religieux à l’échelle mondiale. On y trouve en général des éléments sociologiques contemporains poussés à leur paroxysme, c’est pourquoi la dystopie constitue une critique sociale et une satire du monde contemporain ; cette dimension est particulièrement présente chez Dick qui fut l’un des initiateurs de ce procédé en science-fiction.
II. Le rôle de la fiction dans la problématisation du rapport " réalité-illusion " :
Le maître du Haut Château
1. Présentation détaillée de l’ouvrage
a. Résumé détaillé
Le maître du Haut Château est plus long que les romans écrits auparavant par Dick mais il y a moins de personnages. A leur propos, nous avons plus d’informations que pour les personnages de ses autres livres, la caractérisation, en général, est plus travaillée. Il est nécessaire de faire une présentation détaillée de l’ouvrage et des personnages car l’histoire est complexe et que les relation intersubjectives y sont prépondérantes (ce ne sera pas la peine pour le Dieu venu du Centaure car la trame est plus simple et les relations intersubjectives sont secondaires). Ce roman est une antithèse du roman « super-héroïque », les personnages essaient juste d’éviter que la situation s’aggrave. L’Axe a gagné la seconde Guerre Mondiale et les protagonistes essaient d’éviter que la troisième guerre mondiale n’éclate à cause des allemands. En effet M. Tagomi est le principal protagoniste du roman, pourtant, ce n’est qu’un petit fonctionnaire, tout comme K. dans le Château de Franz Kafka (roman auquel Dick rend très certainement hommage ce qui dut avoir une certaine importance dans le choix du titre). Son allié est Frank Frink, un autre petit fonctionnaire que Tagomi a sauvé de la déportation. Dans le roman, les relations personnelles sont inexistantes, au profit de relations durables ; les personnages sont étrangers les uns aux autres, comme le sont ceux du Château de Kafka. Les quelques relations personnelles décrites sont chargées émotionnellement de manière disproportionnée.
Voici les personnages les plus importants : D’abord, il y a M.Tagomi qui est au plus haut rang des administrateurs que l’on rencontre, même si son rang n’est pas tellement élevé puisque ce sont les allemands qui sont les plus puissants et que tagomi est un administratif japonais. Robert Childan se situe à un niveau intermédiaire ; c’est un états-unien qui collabore avec l’Axe. Frank Fink est à la base de l’échelle hiérarchique. Tous vivent à San Francisco. Cette ville est centrale dans l’histoire car c’est le Quartier Général de l’administration japonaise qui contrôle tout l’ouest des Etats-Unis. Ensuite, il y a Juliana Fink, la femme de Frank Frink, qi est la seule à ne pas y habiter et à n’avoir aucun rapport avec l’administration ; à ne pas faire partie du système. Tous les personnages sont strictement limités par leur position dans le système politique, comme le sont ceux du Château de kafka. Enfin, il y a Wegener qui est membre d’un petit groupe de compatriotes qui s’oppose au projet du Reich d’attaquer le japon avec des armes nucléaires. Ce groupe envoie Wegener à San Francisco avec une fausse identité : M. Baynes. Finalement, il fait passer un message très important grâce à M. Tagomi. L’histoire du Japon est alors laissée en suspens, nous n’avons pas davantage d’informations à son sujet.
Voici quel fut le déroulement de l’Histoire avant l’intrigue, dans le livre : Franklin Roosevelt fut assassiné en 1932. Cela a eu pour conséquence que l’Amérique ne parvint pas à se remettre de la Grande Dépression économique ayant eu lieu à l’époque. L’administration états-unienne, que l’on peut qualifier d’ « isolationniste », laissa l’Axe inventer la Bombe Atomique. L’Allemagne gagna alors la seconde Guerre Mondiale. Un autre changement intervint plus tardivement : une bataille, petite mais stratégique, est altérée par Dick. Hermann Goering convainc Adolf Hitler que la Luftwaffe devait bombarder les stations radio plutôt que les villes dans la bataille d’Angleterre. C’est ce que Goering voulait dans la réalité et il y parvient dans le roman. L’idée principale est que notre histoire subit des changements à la moindre modification stratégique, même petite, ce qu’ignorent la plupart des gens qui surévaluent l’importance des grosses batailles.
b. L’uchronie (ou « histoire alternative »), un précieux outil de réflexion sur l’Histoire
Le Maître du Haut Château est un ouvrage de science-fiction uchronique (Histoire alternative) états-unienne, tout comme, par exemple, Autant en emporte le temps de Ward Moore, publié en 1955. La science en question à partir de laquelle Dick élabore une fiction est l’Histoire. Tout d’abord, il est intéressant de remarquer, avec le philosophe Guy Lardreau[7], que la science-fiction est un outil privilégié de réflexion sur l’Histoire. Voici ce qu’écrit G. Lardreau à ce sujet :
« Ainsi pourra-t-on mettre en valeur la relation privilégiée que la science-fiction entretient à l’Histoire, avec le décalage qu’impose l’anticipation dont, le plus souvent, elle se soutient : pensée, ici et là, au « futur antérieur », pour reprendre le mot de Jankélévitch commentant Bergson, mais tandis que c’est le passé que l’Histoire écrit au futur antérieur, et du point de vue du présent, c’est ce présent lui-même que la science-fiction conjugue à ce temps, et du point de vue d’un avenir fictivement advenu, déplaçant l’image virtuelle, où le présent se reconnaît, du passé vers l’avenir, illusion non plus « rétrospective », mais prospective : si l’Histoire est le mode selon lequel le présent se présente en s’inventant la profondeur d’un passé, on dira que la science-fiction est le mode selon lequel le présent se présente en s’inventant l’horizon d’un avenir – et tout ce que l’on peut dire des formes à travers lesquelles les intérêts du présent se construisent un passé, on le dira encore, touchant la science-fiction, du futur. En prenant l’histoire comme axe de symétrie, la science fiction, en tant qu’elle constitue l’avenir en présent, s’avère la figure qui répond exactement à la pseudépigraphie apocalyptique[8], en tant qu’elle constitue le présent comme avenir avec le même effet, au reste, de nécessité, la même vocation théodicée – […] La science-fiction s’avère donc l’un des discours fondamentaux, a priori constructibles, où une culture exhibe son essence, en faisant varier les temps du verbe. En somme, et pour reprendre le titre de la traduction française d’un roman célèbre, et fort beau, de Dickinson Carr, la formule de la Pseudépigraphie serait assez bien Hier, vous tuerez, celle de l’histoire, Hier, vous avez tué, celle de la science-fiction, Demain, vous avez tué. » (FPSF, p.13-14)
L’uchronie est un type de science-fiction très particulièr qui, comme l’Histoire, écrit le passé au futur antérieur, mais il s’agit bien évidemment d’un passé fictif. Ce type de science-fiction permet de comprendre pleinement les enjeux de certains événements ayant eu lieu en envisageant ce qui se serait produit si quelque chose s’était déroulé autrement. En règle générale, l’uchronie est catastrophiste, l’utopie ayant besoin, pour pouvoir se mettre en place, qu’il n’y ait pas d’obstacle fondés historiquement, d’un renouveau total de l’Histoire. L’uchronie est également un outil de réflexion philosophique, puisqu’elle met à jour les mécanismes de déroulement l’Histoire et les mécanismes de son écriture dans le cadre d’une discipline scientifique. L’uchronie permet donc de problématiser la notion d’Histoire en général et c’est ce que fait Dick, dans le Maître du Haut Château, qui repense la notion d’Histoire en la confrontant à celles de réalité et d’illusion. Dick met en effet en problème, grâce à la fiction uchronique, le rapport entre réalité et illusion historiques dans cette oeuvre ; nous allons voir de quelle manière.
c. La sauterelle pèse lourd, un détail génial, riche de sens
Dans le roman de Dick, le personnage Hawthorne Abendsen écrit lui-même un roman : La Sauterelle pèse lourd. Dans celui-ci, les Alliés ont remporté la seconde Guerre Mondiale. Cette uchronie conjecturée est différente de notre monde, c’est une autre uchronie, Dick fait là une mise en abîme. Les personnages qui lisent ce livre sont fascinés par l’idée d’une victoire des Alliés, comme l’est le lecteur du Maître du Haut Château par celle d’une victoire de l’Axe. C’est un effet de « double miroir », comme l’appelle Kim Stanley Robinson[9], où chaque lecteur reflète l’autre. Chacun est amené à réexaminer sa propre Histoire. Dick parle donc d’uchrinie dans son uchronie et met ainsi en avant les mécanismes de sa propre écriture ainsi que ses enjeu. Il veut que le lecteur comprenne que c’est l’uchronie elle-même et ses implications qui sont au centre du roman. Lecteur réel et lecteur du roman se demandent donc : Quelle Histoire est préférable à l’autre ? Etrangement, il semblerait que les deux livres, celui de Dick et celui d’Abendsen aient une dimension utopique malgré leur nature uchronique ; ce qui va à l’encontre de la tradition du genre. Quelle est la dimension utopique des deux livres ? Il faut tout d’abord souligner que les aspects catastrophistes sont les plus évidents dans le Maître du Haut Château, l’esprit fasciste est très fort aux Etats-Unis, les sociétés commerciales que les nazis soutiennent sont également très fortes, tout comme le sont le racisme, les génocides, la médiatisation du nazisme et l’indifférence générale pour l’environnement. Par exemple, les allemands ont pour projet de dessécher la Méditerranée, ils veulent également exterminer tous les africains. Pourtant, certains signes tendent à montrer que, certes le nazisme a gagné, mais l’humanisme aussi ; c’est la dimension utopique du livre. En effet, la victoire de l’Axe a donné naissance à un San Francisco plus humain, proche de celui des années 1920, car, avec la mort de Roosvelt, le capitalisme d’après la première Guerre Mondiale n’est jamais né. Cette idée est explicitée quand M. Tagomi « dérive » étrangement dans notre monde. Il lève la tête d’un petit bijoux en argent et voit l’Embarcadero, une autoroute qui traverse San Francisco dans notre monde. Pour lui, c’est une vision d’horreur, il a l’impression de se réveiller en plein cauchemar. Voici l’extrait en question :
« Pas de vélo-taxis. Il suivit donc le trottoir, se mêlant à la foule. Jamais possible d’en avoir un quand on en a besoin.
Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Il s’arrête, bouche bée, devant une chose hideuse qui se dressait à l’horizon. Comme une « chenille » de fête foraine. Un énorme édifice de métal et de ciment.
M. Tagomi avisa un passant, un homme mince au costume fripé.
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Affreux, n’est-ce pas ? dit l’homme avec un sourire narquois. C’est l’autoroute de l’Embarcadero. Il y a un tas de gens qui disent que ça gâche complètement la vue.
- Je ne l’avais jamais vue jusqu’ici, dit M. Tagomi.
- Vous avez bien de la chance, dit l’homme en s’en allant.
Un rêve insensé, se disait M. Tagomi. Il faut que je me réveille. Où sont les vélo-taxis, aujourd’hui ? Il hâta le pas. Tout le panorama avait quelque chose de sombre, d’enfumé, de funéraire. Une odeur de brûlé. Des immeubles gris et tristes, le trottoir où les gens allaient avec une précipitation particulière. » (MHC, p.285)
L’idée de Dick est ici d’élaborer une fiction en miroir par rapport à notre monde pour tenir un propos radical à son sujet. Si les manuels scolaires affirment que les Alliés ont gagné la guerre, militairement parlant, ils peuvent donner l’illusion que l’humanisme à gagné. Mais la réalité historique est en fait toute autre et le fascisme a aussi gagné la guerre, en fait, sous une forme non moins hideuse, celle du capitalisme états-unien florissant d’après guerre. Face à un tel état de fait, le lecteur peut alors s’interroger sur ce qui a mené à une telle situation et se demander à qui revient la responsabilité historique. L’opinion la plus répendue à ce sujet est que les chefs militaires et les chefs de gouvernement sont les principaux responsables mais Dick dénonce le soutien intentionnel de cette opinion par les hommes de pouvoir (conscients du pouvoir du peuple et voulant faire oublier à ce dernier qu’il a, effectivement, du pouvoir) et la remet en cause grâce, encore une fois, à son uchronie. Dick montre que des modifications mineures dans l’Histoire effectuées par des personnes de faible pouvoir politique et militaire peuvent avoir des conséquences globales majeures.
d. Une réflexion sur la responsabilité individuelle dans l’Histoire
Cette histoire alternative est, tout d’abord, d’un réalisme remarquable en science-fiction ce qui renforce le propos philosophique et historique de l’auteur. Ce livre, comme toute uchronie, insiste, bien évidemment sur le fait que l’histoire n’est pas inévitable. Mais ce qui fait l’originalité du propos dickien est qu’il écrit que cette Histoire aurait pu être différente si une action humaine, même infime, avait été modifiée. Cette théorie s’oppose donc à un déterminisme populaire. L’histoire est une « collection de personnes » (terme de Kim Stanley Robinson dans TNPD ) avec leur libre arbitre et, pour certaines qui ne le savent souvent pas, une position stratégique. Nous avons l’illusion de ne pas pouvoir influer sur l’histoire parce que nous n’avons pas de place importante dans le politique ou dans le militaire, nous croyons que tout est inévitable, déterminé, mais nous nous trompons. Des positions stratégiques peuvent être insoupçonnées. L’idée de responsabilité historique individuelle dans le déroulement de l’histoire est ainsi mise en lumière grâce à cette uchronie très puissante.
le Yi King (Le Maître du Haut Château est le premier roman de l'histoire états-unienne à se référer au Yi-King, une méthode de divination chinoise.), très présent dans le roman et auquel Dick a donné de véritables pouvoirs de prédiction de l’avenir, représente l’idée de fatalité, de déterminisme. Tout le monde le consulte et suit les conseils de cette méthode car tout le monde est persuadé que le Yi King ne peut pas se tromper. Quand Frank Frink le consulte, il lui apprend que « la fatalité s’abat » et le protagoniste comprend intuitivement qu’il s’agit de la 3e Guerre Mondiale :
« La guerre ! se dit-il. Le Troisième Guerre Mondiale ! Deux milliard d’entre nous tués, notre civilisation balayée. Les bombes à hydrogène tombant comme la grêle. […] J’ouvre un livre et je trouve un exposé d’événements futurs que Dieu lui-même préférerait classer et oublier. Et qui suis-je ? Celui qu’il ne faut pas ; ça je peux vous le dire.
[…] Je suis trop peu de choses, se disait-il. Je ne peux lire que ce qui est écrit, lever les yeux, ensuite baisser la tête et chercher l’endroit où j’en était resté comme si je n’avais pas vu ; l’Oracle n’attend pas de moi que je me mette à courir dans les rues en braillant et en vociférant pour attirer l’attention.
Est-ce que quelqu’un peut y apporter une modification ? se demandait-il. Nous tous, en unissant nos efforts… ou un grand personnage… ou quelqu’un qui occupe une situation stratégique, qui se trouve à l’endroit adéquat. Hasard. Et nos vies, notre monde, qui en dépendent. » (MHC, p.65)
A cette place stratégique, étonamment il y a M. Tagomi, héroïque même s’il n’est que simple bureaucrate, comme c’est le cas pour K. dans le Château de Kafka. M. Tagomi empêche certainement la troisième guerre mondiale d’avoir lieu en permettant à Wegener de transmettre des informations concernant les projets du Reich. Le petit fonctionnaire japonais l’ignore certainement mais il était à la place clé et il a fait un choix qui bouleverse l’Histoire mondiale ainsi que les « projets » du Yi King, réputé infaillible.
2. Histoire et manipulation
a. Une réflexion sur le rôle de l’historien
En parallèle, Dick problématise la notion d’historicité. L’un des protagonistes, Robert Childan, vend des objets d’avant guerre à des japonais car beaucoup d’entre eux affectionnent ce type d’objets, et tout particulièrement ce qui a trait à l’histoire. Or, des faux circulent et des personnages en viennent à se demander ce qui fait la valeur d’un objet ayant véritablement eu un rôle dans l’Histoire. Il en ressort que rien ne permet de différencier ce qui a une réalité historique de ce qui n’en a pas. L’Histoire se trouve alors réduite à une croyance étant donné que rien ne permet de déterminer ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas. Voici le dialogue, très chargé émotionnellement, durant lequel cette notion est problématisée :
" Il se leva, se précipita dans son bureau et revint avec deux briquets qu’il posa sur la table.
- Regarde ça. Ils ont l’air identique, n’est-ce pas ? Eh bien écoute ! Il y en a un qui a de l’historicité en lui. (Il lui fit une grimace.) Prends-les en main. Vas-y. L’un des deux vaut peut-être quarante ou cinquante mille dollars sur le marché des collectionneurs.
La fille prit les deux briquets avec précaution et se mit à les examiner. Tu ne sens donc pas ? dit-il sur le ton de la plaisanterie. L’historicité ?
- Qu’est-ce que c’est que ça, l’historicité ?
- On dit cela d’une chose qui contient quelque chose appartenant à l’Histoire. Ecoute. L’un de ces deux briquets Zippo se trouvait dans la poche de Franklin D.Roosevelt quand il a été assassiné. Et l’autre n’y était pas. L’un a de l’historicité à un point terrible ! Autant qu’un objet a pu jamais en contenir. Et l’autre n’a rien. Tu le sens ? (Il lui donna un coup de coude.) Non ? Tu ne vois aucune différence. Il n’y a pas de " présence plasmique mystique" ni d’"aura" autour de cet objet ?
- Mon Dieu ! dit la fille avec un respect mêlé de crainte. C’est bien vrai ? Il avait l’un de ces briquets sur lui ce jour-là ?
- Sûrement. Et je sais lequel. Tu vois où je veux en venir ? Tout cela, c’est une vaste escroquerie ; ils se jouent la comédie à eux-mêmes. Je veux dire par là, un revolver s’est trouvé dans une bataille célèbre, l’Argonne par exemple, et il est le même que s’il ne s’y était pas trouvé, à moins que tu ne le saches. Ca se passe là, dit-il en se touchant le front. " (MHC P.79)
Dans cet extrait, on trouve le terme « respect mêlé de crainte » qui est habituellement employé pour évoquer le rapport de l’homme au sacré. Dick suggère ainsi que la plupart des gens sacralisent l’histoire. L’auteur dénonce la valorisation excessive du discours historique qui, de domaine d’étude scientifique, devient parole divine. Il s’ensuit que l’historien lui-même est valorisé. En effet, un étrange Oracle, qui représente l’historien, est présent tout le long du livre. L’Oracle est traditionnellement une figure sacrée. Cet oracle s’adresse aux personnages à travers le livre des transformations ou Yi King dont l’usage s’est étendu à travers le monde après la victoire des japonais. Le Yi King est une méthode de divination qui consiste à faire tomber des bâtonnets, en général, ou d’autres objets, sur une surface plane, et à interpréter les formes ainsi dessinées en les rapprochant d’hexagrammes dessinés dans un livre, le fameux Yi King. A chaque hexagramme correspond un aphorisme sensé éclairer celui qui veut connaître son avenir. Mais dans le Maître du Haut Château, l’Oracle ne se contente pas de prédire l’avenir, il prétend également dire la vérité.
L’omniprésence de l’Oracle est déjà un signe de duplicité du réel qui, avant de s’actualiser, existe déjà, puisqu’il y a destin. De plus, qui dit transformation, dit passage d’un état à un autre, en l’occurrence, d’un état historique à un autre. L’oracle sera le vecteur du passage d’une réalité à une autre, c’est lui qui annonce aux personnages que les alliés ont gagnés, c’est même lui qui écrit la Sauterelle pèse lourd.
Avec l’intervention de l’oracle, le passage d’une histoire vraisemblable à une autre se fait grâce à l’intervention du destin, d’une volonté transcendante. Mais cette destinée, qui a le pouvoir de changer la réalité historique, est l’équivalent de l’historien qui a le pouvoir de transformer une histoire en la grande Histoire. En imaginant un oracle omniscient qui use de son pouvoir de transformation de la réalité, Dick esquisse une figure de l’historien prétendant être omniscient et n’hésitant pas à interpréter des faits pour mettre en place une réalité nouvelle et vraisemblable. De plus, si Hawthorne a écrit la Sauterelle pèse lourd, c’est l’Oracle qui lui a suggéré le contenu informatif et narratif à l’aide des hexagrammes du Yi King. L’oracle a fait écrire une histoire qu’il a bien l’intention de faire passer pour l’Histoire.
b. Entretenir l’illusion : Des discours historiques glorifiants mensongers écrits par des auteurs manipulateurs auréolés d’une aura mythique voire mystiques
Il y a, dans le roman, des détails destinés à provoquer le lecteur états-unien, habitué à entendre des discours glorifiants concernant la participation états-unienne durant la seconde Guerre Mondiale. Ce lecteur vit dans l’illusion d’appartenir à La patrie résistante par excellence, image que les hommes de pouvoir ont intérêt à entretenir. Pourtant, il n’y a pas de résistance états-unienne contre la domination nazie dans le roman, même pas une opposition souterraine, larvée et cela même si les états-uniens sont opprimés par ce que le lecteur a appris à considérer comme le mal absolu. L’absence de résistance perturbe donc le lecteur états-unien et offense son esprit patriotique. Dick sous-entend en effet l’Amérique est une nation susceptible de collaborer avec le régime nazi. L’illusion d’être une nation de résistants s’effondre. Paradoxalement, la résistance vient de M. Tagomi, un japonais, donc, qui défend le mince espoir d’éviter une guerre nucléaire. Tagomi incarne la responsabilité individuelle pleinement assumée, à tel point que lorsqu’il tue deux meurtriers nazis, il avertit le chef des SS de San Francisco qu’il en est responsable. Lors de cette conversation, il va jusqu’à insulter le chef en argot états-unien, preuve qu’il est plus attaché aux valeurs états-uniennes que les citoyens d’origine. A ce propos, Robinson écrit :
« Dick nous amène à ce moment de séparation cognitive qui est la quintessence de la science-fiction, celui où nous fixons un visage étrange dans une fenêtre pleine de merveilles puis où nous réalisons que la fenêtre est un miroir. Les moments de séparation et de reconnaissance comme celui-ci sont la raison d’être du genre. » (TNPD)
Tagomi est plus fidèle à l’idée que se fait le lecteur états-unien de lui-même que les autres états-uniens du roman. Cette faille identitaire, ce miroir déformant est encore plus provoquant que si Dick s’était contenté de présenter simplement des états-uniens qui ne résistent pas. Ce qui est nié violemment, c’est la réalité du discours historique politisé que subissent les contemporains de Philip K. Dick. Réalité historique et illusion idéologique ont été savamment entremêlés jusqu’à devenir indiscernables pour les non-spécialistes de la discipline. De plus, l’illusion a été renforcée par la valorisation de ceux à qui s’adresse ce discours.
En outre, Dick ne se contente pas de dénoncer la figure-même de l’historien vulgarisateur glorifié d’une part en l’identifiant à un Yi King manipulateur, mais il dénonce également celle du philosophe de l’Histoire politisé en faisant d’Abendsen, sensé tenir un propos philosophique similaire à celui de Dick, un manipulateur également. En effet, Abendsen est un collaborateur qui vit confortablement et qui se fait passer pour un rebel. Si son livre est interdit, personne n’attente à sa vie et on peut penser qu’il est sous la protection des nazis. En fait, même les propos sensément subversifs sont entretenus par le pouvoir pour que le phénomène reste toujours sous contrôle de l’Etat. C’est donc toute l’ « intelligentia » médiatisée repensant l’Histoire qui est remise en question. Ainsi, Abendsen ne vit pas dans un haut château dans les montagnes, dans un endroit entouré de fossés et de fils de fer pour se cacher des nazis, comme le croyaient les protagonistes, mais dans une maison de banlieue normale à Cheyenne, dans le Wyoming. Une aura de mystères s’effondre et les rouages d’une manipulation sont mises à jour. Même Abendsen a trompé son lecteur en écrivant à l’arrière de son livre qu’il habitait dans ce haut château. Sa vie est totalement romancée, en outre il n’a même pas écrit le livre, c’est l’oracle qui l’a fait. De même, la croyance contemporaine de Dick qu’un monde dirigé par les nazis serait forcément cauchemardesque est illusoire, Dick nous présente en effet un monde aux dimensions utopiques.
c. Une dimension utopique inattendue
Il est tout à fait remarquable que Dick ait donné à « son » San Francisco Dickien quelque chose d’utopique. Dans l’exmple que nous avons vu plus haut, le retour au réel vécu comme cauchemardesque par M. Tagomi concorde avec la tradition du genre utopique. Autre caractère utopique : le gouvernement japonais du roman, tout entier symbolisé par le personnage de M ; Tagomi, qui prône un « bouddhisme pacifique » (TNPD), selon les termes de Kim Stanley Robinson. De plus, il est notable que, si l’Histoire de l’Allemagne est racontée et décrite en détail, rien n’est dit sur l’Histoire du Japon. Cela peut signifier qu’aucune bataille ou qu’aucune atrocité marquante n’a eu lieu. Ce gouvernement sans histoire serait aussi un gouvernement sans souffrance, image même de l’utopie. De plus, « l’histoire manquante », comme le rappelle Robinson, est un classique du roman utopique. L’utopie doit naître sur des bases nouvelles, sur un « vide historique », elle doit être un point de départ et non une continuation (TNPD).
De même, l’Histoire dans La Sauterelle pèse lourd a également quelque chose d’utopique. Au début, c’est surtout le récit du massacre des opposants, on peut rapprocher cela de l’envoi des deux Bombes Atomiques à Hiroshima et à Nagasaki. Pourtant, Juliana Frink, s’écrit en le lisant : « Bien sûr, c’est une utopie ! » Car c’est également un monde où on donne un télévision à chaque pauvre de la planète, où les programmes télévisés sont des enseignements du savoir-faire états-unien. Celui-ci est offert gratuitement à ceux qui veulent trouver un emploi. Dick dépeint un monde où l’Amérique d'après guerre n’est pas dominatrice mais généreuse et humaniste. Il imagine donc deux uchronies symétriques. En imaginant un « mieux » par rapport à ce qui a réellement eu lieu, Dick remet en cause l’idée que les états-uniens aient « sauvé le monde » ou qu’ils aient incarné « les forces du Bien » comme on pouvait le lire ou l’entendre à l’époque de Dick. Parce que le monde a frôlé la domination des nazis et que les états-uniens ont participé amplement à empêcher cette catastrophe, les gens de l’époque avaient effectivement l’impression que ceux-ci étaient des « sauveurs » mais cela était une illusion. Cette illusion est due à la focalisation des médias et des lecteurs sur la dimension sociale du conflit et à une omission d’autres enjeux tels que l’enjeu économique, par exemple. La réflexion philosophique dickienne sur le rapport de l’illusion à la réalité historique prend donc largement la forme d’une dénonciation des manipulations médiatiques des informations historiques. Cette dénonciation ne pourrait pas avoir un tel impact sur le lectorat états-unien si elle ne prenait pas la forme d’une fiction et plus exactement d’une « science-fiction uchronique », genre le plus en adéquation avec la discipline qu’est l’Histoire, et qui pose la redoutable question :
« et si cela c’était passé autrement ? ».
III. Le rôle de la fiction dans la problématisation du rapport " réalité-illusion " :
Le Dieu venu du Centaure
1. Perception, réalité et illusion
a. Illusionnement volontaire et perte de vue du réel
Ce qui a poussé Dick à s’intéresser à la philosophie est une discussion avec un vendeur de radios durant laquelle Dick apprit à douter de ses perceptions et découvrit qu’il parvenait à faire des distinctions entre réalité et illusion que d’autres ne faisaient pas. C’est de cette manière qu’il fut introduit à la phénoménologie, c’est-à-dire à l’études des phénomènes en tant qu’il sont perçus et synthétisés, ainsi qu’à l’ontologie, l’étude de l’être. Voici, à ce propos, un extrait de dialogue entre Philip K.Dick et Gregg Rickman issu d’un ouvrage de ce dernier intitulé Philip K.Dick : The LastTestament :
GR : « Qu’est-ce qui vous a amené à la philosophie lorsque vous étiez adolescent ?
PKD : (Un long silence. Puis :) Je me souviens de l’incident. Un incident stupide, mais qui montre bien sur quoi se construit une vie. Comme si je ne sais quel Grand Dessein s’articulait au départ sur ce genre de choses. Je travaillais chez un réparateur de postes de radio. Je fréquentais encore le lycée, à l’époque. Je me trouvais ce jour-là dans une camionnette avec un des vendeurs. Nous ramenions à son propriétaire un combiné radio-phonographe géant que nous avions réparé. A un moment, nous nous sommes arrêtés à un feu rouge. Ce devait être juste après la guerre, mettons en 1946 ou 47. Donc, le vendeur se tourne vers moi et me dit :
« Tu vois ce feu ? De quelle couleur est-il ?
- Rouge, je réponds ;
- Je dirais aussi qu’il est rouge. Mais ce que tu vois et que tu appelles rouge n’est peut-être pas ce que moi je vois, et que j’appelle rouge.
- Mais on y voit tous les deux du rouge », j’ai dit.
- Tu vois peut-être du vert quand moi je dis que c’est rouge, et inversement. »
Je me suis dit : mince, il a raison ! Il n’y a aucun moyen de le prouver.
Alors il a ajouté :
« Comment tu feras pour prouver que nous voyons tous les deux la même couleur ? »
Et moi : « Je ne sais pas. »
C’était stupéfiant ! Je n’y avais encore jamais réfléchi. Fabuleux ! Et je n’étais encore qu’au lycée. Je me suis dit : Mince ! C’est extraordinaire, ça.
J’étais le gamin qui venait balayer après l’école. Un jour, ce même vendeur a sorti un châssis de radio de son boîtier, puis le haut-parleur du châssis. Je n’en avais encore jamais vu de démonté. Le haut-parleur était relié au châssis par un fil, et la radio jouait de la musique. Alors j’ai regardé le haut-parleur et j’ai demandé au vendeur :
« Comment ça marche ?
- Eh bien, il y a des bobinages qui vont et viennent, et ça fait vibrer le diaphragme.
- Mais qu’est-ce qui les fait aller et venir ?
- L’aimant. Le fil transmet une charge électrique qui modifie le magnétisme de l’aimant, ce qui fait varier le champ magnétique. Attiré et repoussé alternativement par le champ magnétique, le bobinage avance et recule en faisant ainsi vibrer le diaphragme.
- Ah bon ! Alors ce n’est pas de la musique qu’on entend ; c’est une simulation de musique.
- Non, c’est bien de la musique.
- Mais non, on entend une conversion, une simulation (je ne connaissais pas encore le terme « induction ») produite par une machine, qui simule le son d’origine au point que nous en venons à l’appeler « musique ». Mais je vois bien à la structure de ce haut-parleur (puisqu’il m’avait montré le bobinage, l’aimant, le diaphragme) que ce n’est qu’une simulation.
- Non, répliqua-t-il à nouveau. C’est bien de la musique ! »
Et moi : « Mais non, c’est une simulation de la musique ! » J’établissais déjà, à l’âge de quinze ans, une distinction ontologique que lui n’était pas capable de faire. Et c’est comme ça que je suis arrivé [à la philosophie]. » (p.167-168)
A partir de ce moment, Dick s’interrogea sur le rapport de l’illusion et au réél qui deviendra le thème réccurrent de l’ensemble de ses romans, et c’est dans le Dieu venu du Centaure que cette réflexion trouve son plus complet développement.
Dans cet ouvrage, la réalité du roman est sans cesse mise à l’épreuve puis régulièrement rejetée comme illusoire, même si le lecteur et les protagonistes peuvent percevoir un noyau dur persistant, mais extrêmement mince. La définition du réél est alors repensée au fur et à mesure de l’intrigue pour être confrontée à la notion d’illusion ; celle-ci devenant la pierre de touche qui permet de définir le réel. Nous avons donc une inversion des rôles des deux notions, l’illusion n’est plus définie par comparaison au réel, c’est l’inverse qui se produit. Le moyen employé par Dick pour fracturer la première « réalité », apparamment stable au début, est une drogue, introduite sur le marché (a priori) pour concurrencer le D-Liss évoqué plus haut : le K-Priss. Voici un extrait dans lequel Leo Bulero, un homme d’affaire chargé de la vente du D-Liss, refuse de croire que le K-Priss est foncièrement différent, et surtout plus puissant, que la drogue qu’il vend. Il décide de tester lui-même ce « produit » (qui est en fait l’équivalent d’une clé permettant d’entrer dans un véritable monde) et entre dans un univers qu’il interprète au début comme hallucinatoire et qui est dirigé par un certain Palmer Eldritch. Mais alors qu’il croit être sorti de cet univers, envisagé comme illusoire par Leo Bulero, et discuter avec sa secrétaire, miss Fugate, un signe lui fait prendre conscience de son erreur. Une créature effrayante, telles que les affectionne Eldritch, était logée sous son propre bureau, Bulero était donc toujours dans « l’autre monde » :
« Il n’y a pas le moindre doute. Et maintenant, au travail. Eldritch a convaincu l’ONU en mettant en avant le fait que le K-Priss favorise une authentique réincarnation, ce qui satisfait les convictions religieuses de plus de la moitié des membres de l’Assemblée générale, sans parler de ce sinistre Hindou, Hepburn-Gilbert lui-même. Mais c’est là une supercherie, car le K-Priss n’a pas du tout ce genre de propriété. Au contraire, son aspect négatif réside tout entier dans sa nature solipsiste. [...]
- Miss Fugate, dit-il enfin, je regrette mais je pense que vous pouvez regagner votre bureau. Je ne crois pas utile de disserter plus avant sur les mesures nécessitées par l’apparition du K-Priss sur le marché. Car en fait, je ne parle à personne. Je suis juste en train de radoter tout seul.
Il se sentait déprimé. Eldritch l’avait possédé sur tout la ligne. Et la validité (tout au moins l’apparente validité) de l’expérience venait de lui être démontrée. Il avait lui-même confondu l’hallucination avec la réalité. Seule l’immonde créature introduite - délibérément - par Palmer Eldritch avait révélé la vérité.
Sinon, songea-t-il, j’aurais pu continuer indéfiniment. » (DVC, p.119-120-121).
Le choix de l’élément « drogue » par Dick, pour l’élaboration de cette fiction, est particulièrement pertinent. En effet, l’usage de ce type de substances est motivé par les mêmes raisons qui génèrent l’illusion. De plus, la drogue, plus encore peut-être que l’alcool, est susceptible de produire des illusions chez le consommateurs. Celui-ci choisit intentionnellement de s’illusionner grâce à ce type de substances : il altère ses perceptions sensorielles, ses états mentaux et ses jugements. Il produit alors volontairement ce qui semble avoir lieu involontairement lorsque l’individu « sain » tombe dans l’illusion. Avec la drogue, l’illusion monte en puissance, ses mécanismes sont exascerbés, ils deviennent évidents. Il est en effet évident que l’illusion due à ces substances est voulue par l’individu, son intentionnalité est mise en lumière. A ce propos, Barney Mayerson, un autre personnage central embarqué volontairement pour Mars dans le but de fuir le souvenir de l’effondrement de sa vie amoureuse, illustre ce phénomène en disant : « Pour l’instant, quelques illusions ne me feraient pas de mal » (DVC, p. 164) De plus, avec la drogue, les altérations diverses des processus habituels de synthétisation d’informations par le sujet sont claires et évidentes. L’auteur met en place une situation dans laquelle des individus provoquent volontairement des illusions relativement maîtrisées, sécurisantes, et perdent le contrôle de ces illusions. Tout comme le consommateur de drogue choisit au départ de se droguer et devient, à terme, la victime dépendante de sa consommation, celui qui s’illusionne volontairement finit par pâtir de son illusionnement, il en perd le contrôle. La fiction dickienne suit ce schéma et s’élabore par glissement, par basculement du volontaire à l’involontaire. Cette fiction, à valeur allégorique, évoque donc principalement le risque de l’illusion volontaire, susceptible de faire perdre de vue la réalité au sujet. Voici un extrait illustrant la situations désastreuse dans laquelle Leo Buléro se retrouve après avoir consommé du K-Priss. Il n’a plus aucun contact avec quoi que ce soit de réél mis à part Palmer Eldritch, mais celui-ci n’existe que dans l’univers fictif créé par la drogue, il n’a pas d’existence indépendente du consommateur de drogue :
« Je vais vous rendre votre liberté, dit la boîte (Eldritch parle au travers de cette boîte). Pour quelque temps, vingt-quatre heures environ. Vous allez pouvoir rejoindre votre modeste bureau dans votre insignifiante compagnie. Là, je vous demande de bien réfléchir à la situation. Vous avez vu de quoi le K-Priss est capable. Vous ne pouvez nier que votre produit antédiluvien ne soutient pas, même de loin, la comparaison. Sans compter que...
- Foutaise! fit Leo. Le D-Liss est nettement supérieur...
- Réfléchissez bien, dit l'appareil électronique avec assurance.
- Entendu.
Avec quelque raideur, Leo se leva. Est-ce qu'il avait réellement été sur le satellite artificiel Sigma 14-B ? C'était là un travail pour Felix Blau. Les experts trouveraient la réponse. Inutile de perdre du temps avec ça. Le problème immédiat était plus sérieux. Il n'avait pas encore échappé au contrôle de Palmer Eldritch. Il ne lui échappait que si son ennemi en décidait ainsi. C'était une réalité dont il devait tenir compte, qu'elle fût agréable ou non.
- Je voudrais vous faire remarquer, dit la boîte, que j'ai usé de compréhension avec vous, Leo. J'aurais pu mettre... heu... disons un point final à la courte phase que constitue votre existence. Quand je le voulais. Pour cette raison, j'attends — j'exige — la même chose de vous.
- Je vous ai dit que j'allais y réfléchir, répondit Leo.
Il se sentait énervé, comme s'il avait bu trop de café, et il souhaitait s'en aller aussi vite que possible. Il ouvrit la porte et s'apprêta à sortir dans le couloir.
Il allait refermer la porte derrière lui lorsque la boîte électrique ajouta :
- Si vous ne vous décidez pas à m'aider, Leo, je n'ai pas l'intention d'attendre : il faudra que je vous tue. Pour sauver ma propre existence. Vous comprenez ?
Je comprends, dit Leo, et il referma la porte derrière lui. » (DVC, p.136-137)
Leo Buléro, dans notre cas, vit une expérience très angoissante de perte de contact avec tout élément réél, après avoir refusé l’idée que la drogue d’Eldritch était plus puissante que la sienne. Le fait que, pour s’en assurer, il en ait consommé lui-même prouve qu’il croyait aveuglément qu’il n’était pas possible qu’une telle drogue puisse exister. C’est du refus de cette possibilité, née de l’illusion de dominer entièrement le marché de la drogue, que naît sa farouche détermination, détermination dont il paiera le prix dans tout le reste du roman. A ce sujet, Clément Rosset distingue trois formes radicales de refus intentionnel du réel : le suicide, la folie et l’aveuglement volontaire. Il évoque, en outre, l’usage de stupéfiants dans l’extrait que voici :
« Je peux enfin, sans rien sacrifier de ma vie ni de ma lucidité, décider de ne pas voir un réel dont je reconnais, par ailleurs, l’existence : attitude d’aveuglement volontaire, que symbolise le geste d’Œdipe se crevant les yeux, à la fin d’Œdipe roi, et qui trouve des applications plus ordinaires dans l’usage immodéré de l’alcool ou de la drogue. » (LRD, p. 9).
Dans le Dieu venu du Centaure, Anne Hawthorne dit à Barney Mayerson :
« J’ai essayé d’en prendre, je l’avais pratiquement dans la bouche... mais, comme vous, je n’ai pas pu. Est-ce qu’une réalité sordide ne vaut pas mieux que la meilleure des illusions ? Mais est-ce bien d’illusion qu’il s’agit, Barney ? Je ne connais rien à la philosophie. » (DVC, p.179).
Si le D-Liss était considéré comme une drogue, bien que son caractère collectif pose problème dans ce cas, un autre problème se pose : le K-Priss constitue-t-il également une drogue ? L’enjeu de cette question est en fait une redéfinition du réel et une réévaluation du rapport du réel à l’illusoire.
b. Dick et la phénoménologie
Etant donné que l’absobtion de K-Priss constitue, pour le consommateur, une véritable plongée dans un monde que nous qualifierions, a priori, d’illusoire, et dirigé par Eldritch, il n’a aucun moyen de savoir quand il est sorti de cet univers. Eldritch fait croire à plusieurs reprise à Leo Bulero qu’il a regagné son monde d’origine alors que ce n’est pas le cas. L’interprétation de la vérité phénoménale est alors trompeuse, cela constitue une illusion de croire qu’il s’agit de la réalité originelle de Bulero. En effet, si les perceptions, d’un point de vue phénoménal, sont justes, la conséquence qu’en tire Bulero –je suis de retour dans ma réalité d’origine- est erronée. A ce stade du roman, Palmer Eldritch est donc l’équivalent dickien du malin génie cartésien. Quant-à Bulero, il incarne la certitude aveugle, issue de l’expérience commune, de connaître la nature ontologique de ce qu’on appelle « la réalité », certitude renforcée par sa position de professionnel de la drogue, et donc de l’illusion. La réalité doit alors être re-définie en tenant compte de l’invalidité d’une interprétation au premier degré de ce qui est perçu par les sens. Voici, en effet, ce que pensait Leo Bulero, malgré les objections avisées de son interlocutrice, avant de faire l’expérience angoissante que nous venons d’évoquer :
« Même le degré de réalité est inférieur à celui du D-Liss. Et dans le cas de ce dernier la controverse est toujours ouverte pour déterminer la validité de l’expérience, sa nature authentique ou au contraire purement hallucinatoire. A plus forte raison, dans le cas du K-Priss, c’est la seconde hypothèse qui s’impose.
- Non, réplica Monica, et vous feriez mieux de me croire. Autrement vous ne sortirez jamais d’ici vivant.
- On ne meurt pas d’une hallucination. De même qu’on ne renaît pas. Je rentre chez moi. (A nouveau, Leo se dirigea vers l’escalier.) » (DVC, p.118)
Une fois pris dans le tourbillon des « réalités » enchâssées, Leo Bulero tente de se raccrocher à ce qu’il perçoit comme des bribes d’une réalité stable. Son mode de pensée connaît de tels bouleversements qu’il commence à soupçonner que des éléments de « phantasmes » soient en fait réels, relativement à une définition du réel nouvelle et plus souple. Leo Bulero finit en effet par considérer la réalité comme un « épiphénomène » au fur et à mesure que sa croyance aveugle en la validité de ses perception s’effondre. Mais il saisit, grâce aux illusions qu’il subit, une vérité : la réalité n’est pas stable, elle ne constitue pas la pierre de touche de nos expériences quotidienne, au contraire, elle est difficile à saisir et changeante. Enfin, le réel n’est pas évident, il se fond avec l’illusoire, se mêle à lui, il tourbillonne avec lui au point d’être quasiment insaisissable, d’oû l’emploi du terme d’« épiphénomène ». Voici un extrait qui illustre notre propos :
« Leo s’apprêta à répondre pour expliquer ce qui s’était passé. Il tenait à ce qu’ils comprennent. Et puis, sans crier gare, sans préparation d’aucune sorte, les deux Terriens de l’avenir disparurent ; la plaine gazonnée, le monument, le chien, le paysage tout entier – tout se volatilisa, comme si l’appareil qui avait servi à la projection s’était trouvé soudainement débranché. Il n’y avait plus autour de lui qu’un vide éclatant, une réverbération éblouissante annonciatrice, se dit-il, de cet épiphénomène auquel on donne le nom de « réalité ». » (DVC, p.135-136)
Dans cette extrait, il faut entendre par « réalité » toute expérience sensible partagée –ou susceptible d’être partagée- par la plupart des gens. Ce qu’il y a d’exceptionnel est que cette réalité est, tout d’abord, considéré par Bulero comme un phénomène, et donc comme une chose qui existe en tant qu’elle est perçue, et non, telle quelle, en soi, mais aussi que ce phénomène n’est pas central dans nos existences mais périphérique. La réalité est déjà réduite à un phénomène, donc, mais elle n’est même pas Le phénomène majeur de nos existence, elle est bien, plutôt, un « épiphénomène ».
A propos de la réflexion d’ordre phénoménologique dickienne, Ernesto Spinelli[10] écrit :
"[...]Husserl et ses disciples ont conçu un système, ou procédé, destiné à clarifier, décrire les différents préjugés et présupposés mentaux que nous appliquons à notre vécu de la réalité. [...] De manière similaire mais beaucoup plus pertinente, ce même procédé permet à l'écrivain de façonner et de présenter des perspectives multiples plausibles, correspondant à ses multiples personnages. Philip K. Dick est justement célèbre pour son talent dans ce domaine. Et à mon sens, ce talent provient directement du fait qu'il avait accepté la double nature "douteuse" de la "réalité", et manifesté une volonté de "prendre du recul" par rapport à sa perspective à lui et d'explorer, non sans respect, d'autres interprétations possibles. Qu'il ait connu ou on la réduction phénoménologique, on ne peut nier qu'il l'ait appliquée de main de maître." (P.170)
La réduction phénoménologique husserlienne évoquée ci-dessus consiste à extraire de notre expérience les transformations des phénomènes bruts effectuées par notre esprit. Le but est de distinguer ce qui relève du pur phénomène, de la pure perception, et ce qui constitue une action transformante de notre esprit sur cette matière brute. La compréhension du processus de synthése du phénomène par l’esprit humain est également au coeur de cette réflexion. Les romans de Philip K. Dick s’inscrivent, volontairement ou pas, dans le cadre d’une telle réflexion, dans la mesure où les mondes dickiens sont toujours vus par le lecteur par l’intermédiaire du point de vue subjectif des protagonistes. Or, les points de vues sont souvent divergeants, voire incompatibles, ce qui pousse le lecteurs à adopter une posture critique vis à vis de ce qu’il lit et à chercher ce qui relève de la subjectivité du protagoniste, ou ce qui relève du pur phénomène. On peut donc dire qu’il y a confrontation de « réalités » dans les ouvrages dickiens. De cette manière, les fondements spatio-temporels d’une réalité pensée comme unique peuvent être remis en question, c’est ainsi que, par l’intermédiaire du personnage de Palmer Eldritch, la spatialité et la temporalité sont problématisées.
c. Palmer Eldritch et la remise en cause de l’existence d’un continuum
spatio-temporel universel
Palmer Eldritch, le fameux « Dieu venu du Centaure » (car il revient, dit-on, de la constellation du Centaure), est un personnage omnipotent et omniscient dans le monde auquel accèdent les consommateurs de K-Priss. Il semble paradoxal qu’un monde auquel on accède en absorbant une substance soit réel, cette idée va à l’encontre de celle que la plupart des gens se font de la réalité. C’est grâce à cette affirmation que Dick, par le biais du personnage d’Eldritch, met de nouveau le concept de réalité à l’épreuve : Comment penser le monde d’Eldritch, comme une illusion, comme une autre réalité ? Dick défend l’idée, par le biais d’Eldritch, qu’il s’agit en fait d’une autre réalité phénoménale, et donc d’une autre réalité, puisque pour lui, toute réalité est phénoménale. Voici un extrait dans lesquel Eldritch affirme que, contrairement au D-Liss, le K-Priss fait accéder le consommateur à une autre réalité :
« Nous ne voulons pas faire peur au public, la religion est devenu un sujet trop dangereux. Ce n’est qu’au bout de quelques essais que les deux aspects essentiels nouveaux leur apparaîtront – l’absence totale de temps écoulé et l’autre, le plus vital peut-être : l’accès à un univers authentique et nouveau, et non à une série de phantasmes. » (DVC, p.114)
Palmer Eldritch soutient donc que son monde est réel en soulignant le caractère subjectif de l’expérience humaine de la réalité. Il insiste tout particulièrement sur la subjectivité des expériences fondamentales que constituent celles de la spatialité et de la temporalité. En effet, il dit, entre autres, que « La notion de temps est éminemment subjective. » ou encore : « Dans quarante-cinq pour cent des futurs que j’ai visités... ». De plus, il tient pour preuve de la réalité de l’accession à un autre monde que le consommateur, lorsqu’il réintègre sa réalité première, peut remarquer qu’aucun temps ne s’est écoulé dans celle-là. Si le sonsommateur est resté dans cet autre monde durant l’équivalent de plusieurs années, une fois l’expérience terminée, il se retrouvera au même instant que quand il était parti de sa réalité première, son « premier » corps n’aura pas changé et personne autour de lui n’aura remarqué quoi que ce soit. De même, le nouveau corps de celui qui a consommé du K-Priss est réel puisqu’il est mortel, comme nous l’avons vu plus haut. Voici l’extrait d’un discours d’Eldritch à propos du corps et de la temporalité, dans son monde :
« Lorsque nous aurons regagné notre ancien corps – et vous remarquerez l’emploi du mot « ancien », terme qui ne pourrait en aucun cas s’appliquer au D-Liss – vous constaterez qu’aucun temps ne s’est écoulé. Nous pourrions rester ici cinquante ans, cela n’y changerait rien. Nous nous retrouverions dans ma résidence lunaire comme si rien ne s’était passé et un observateur quelconque serait incapable de déceler la moindre perte de conscience, comme c’est le cas pour le D-Liss, ni la moindre transe ou la moindre stupeur. » (DVC, p.111)
2. Réalité et réalités
a. Une fiction qui porte la confusion entre réalité et illusion à son paroxysme
grâce à l’élaboration d’un monde que l’on pourrait qualifier, en empruntant
le terme de Dick, de « semi-réel »
Le concept de semi-réalité évoque tout simplement la croyance qu’une chose a, à la fois des caractères réels, et des caractères irréel, illusoires. En effet, lorsqu’on perçoit un objet, celui-ci peut avoir une existence bien réelle mais la manière dont il nous apparaît peut être illusoire. La semi-réalité trouve sa place dans un cadre de réflexion phénoménologique. Dick exploite ce concept dans le Dieu venu du Centaure. A propos de la semi-réalité, voici un extrait d’un autre ouvrage de G. Rickman, Philip K. Dick : In His Own Words :
PKD : « [...] Il m’était venu à l’idée que ce que nous voyions n’est peut-être pas réel, mais plutôt… je ne sais pas quel est l'autre terme de l'alternative. Il y en a plusieurs, en fait. "Irréel" ne convient pas tout à fait. Il existe un état semi-réel des choses; c'est un concept intéressant, la semi-réalité. On peut en avoir pour des années à se demander ce que signifie l'expression "semi-réel".
Je suis récemment tombé sur ce terme. Je lisais des études sur Platon, qui considérait le monde phénoménal (c'est-à-dire le monde tel qu'il est perçu par les sens) comme semi réel. Ca devait bloquer durablement la conversation, parce que les gens n'avaient jamais entendu l'expression et ne savaient pas ce qu'il voulait dire par là. Il y a un personnage qui dit : "A propos, cette table est semi-réelle". Si vous dites qu'elle n'est pas réelle, on se contentera de vous opposer qu'elle l'est. Mais si vous dites qu'elle est semi-réelle, on restera extrêmement perplexe.
Je crois que je m'intéressais à cette question sans bien me rendre compte que j'entrais dans le cadre de référence platonicien qui me conduisait à voir le monde phénoménal comme semi-réel, à lui attribuer une certaine exitence, et non à le considérer comme une simple hallucination. Santayana, le grand philosophe hindou, a dit un jour : " Ne croyez pas que le Voile de Maya soit une forme d'hallucination. C'est une espèce de tour de magie par lequel le magicien vous montre une corde en vous faisant croire qu'il s'agit d'un serpent." Il y a bien quelque chose, mais ce n'est pas ce qu'on croit. Je veux parler de la nature de Maya. Il y a bien quelque chose, mais cette chose n'est pas ce qu'elle paraît être. Maya peut se maniferster sous la forme qui lui plaît. Mais si l'on cherche à déterminer la véritable nature de Maya, c'est qu'on a rien compris. La question "Qu'est-ce que Maya?" est insoluble. Car maya, étant sa propre définition, n'admet pas de réponse." (p.169)
La superposition du réel et de l’illusoire est donc bel et bien possible, ce qui aminicit encore davantage la frontière entre ces deux concepts sensément opposés. Ils peuvent coexister au sein d’un même objet sans qu’il y ait de paradoxe. De même, on peut en déduire qu’il y a des degrés de réalité d’un objet pour un sujet, degrés variables en fonction des individus. Cette nouvelle définition du réel concorde avec celle que donne Philippe-Auguste-Mathias, comte de Villiers de l’Isle-Adam, un écrivain français du XIXe siècle :
« … Maintenant je dis que le Réel a ses degrés d’être. Une chose est d’autant plus ou moins réelle pour nous qu’elle nous intéresse plus ou moins, puisqu’une chose qui ne nous intéresserait en rien serait pour nous comme si elle n’était pas – c’est-à-dire beaucoup moins, quoique physique, qu’une chose irréelle qui nous intéresserait.
Donc le Réel, pour nous, est seulement ce qui nous touche, soit les sens, soit l’esprit ; et selon le degré d’intensité dont cet unique réel, que nous puissions apprécier et nommer tel, nous impressionne, nous classons dans notre esprit le degré d’être plus ou moins riche en contenu qu’il nous semble atteindre, et que, par conséquent, il est légitime de dire qu’il réalise. Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c’est l’idée. » [11]
En fait, la « réalité » créée par Eldritch n’est pas illusoire, elle est semi-réelle, tout comme ce que chacun d’entre-nous pense être la réalité. C’est cela la leçon qu’Eldritch donnera à Bulero, et que Dick nous donne grâce à sa fiction. Ce qui est nommé réalité dépend de référentiels qui sont variables, tout comme certaines lois scientifiques ne fonctionnent que dans certains paradigmes. Bulero accède donc à ce que nous pourrions appeler « une autre réalité ». Mais celle-là a simplement pour caractéristique d’être une réalité individuelle, quasi « solipsiste », puisque les expériences ne sont partagées qu’avec Palmer Eldritch. Si la réalité est un épiphénomène, c’est le référentiel qui est central, aussi effrayant que cela puisse sembler. C’est pourquoi Eldritch insiste pour que Bulero admette l’ « authenticité » de l’expérience qu’il lui fait vivre. Voici un extrait dans lequel Leo Bulero est confronté à Palmer Eldritch qui soutient que le monde accessible par la drogue est véridique et non purement illusoire ou phantasmatique :
« Grâce au lichen que nous sommes en train de répendre sous le nom de K-Priss, dit Eldritch. Et qui n’offre que très peu de ressemblance avec votre propre produit, Leo. Le D-Liss est dépassé. Car en fait qu’offre-t-il ? Une échappatoire de quelques instants dans un univers de phantasmes. Qui se soucie d’un si mince erzatz alors que maintenant, grâce à moi, le produit authentique est à la portée de n’importe qui ? (Et il ajouta :) Comme nous en faisons l’expérience.
- C’est ce que j’avais supposé. Mais si vous croyez que les gens vont payer pour subir une expérience pareille... (Leo fit un geste en direction du gluck qui rôdait toujours alentour tout en les surveillant du coin de l’oeil.) Vous perdez la tête.
C’est un cas particulier destiné à vous convaincre de l’authenticité de la chose. Rien ne vaut, de ce point de vue-là, la douleur physique et la terreur. Le gluck vous aura prouvé sans nul doute possible qu’il ne s’agit pas d’une hallucination. Il aurait pu vous tuer. » (DVC, p.110-111)
A la fin du Dieu venu du Centaure, Leo Bulero réintègre peu à peu la réalité initiale du roman, mais en passant par des phases transitoires. Au début, dans cette semi-réalité, la réalité d’Eldritch existe à un degré plus fort que la réalité première. Eldritch peut toujours intervenir à sa guise dans le monde où se trouve encore Bulero. Puis, l’ancienne réalité reprend de plus en plus d’importance et prend finalement le pas sur celle d’Eldritch qui, malgré tout, reste présente jusqu’à la fin du livre. Cette présence se manifeste finalement sous la forme des trois « stigmates » qui ont donné leur nom au roman, « stigmates » qui sont en fait des caractéristiques de l’apparences d’Eldritch et qui sont les marques de sa présence dans cette semi-réalité. En effet, Eldritch se manifeste dans son monde (et signale sa présence) en faisant parfois apparaître des caractéristiques qui lui sont propres sur les personnages fictifs qu’il incarne. Ces deux types de réalité mêlés sont bel et bien la preuve qu’il existe, pour Dick, une multiplicité de réalités et que l’impression qu’il n’existe qu’une réalité est en fait une illusion dûe au fait que nous ne voyons jamais le monde que de notre propre point de vue.
b. Une multiplicité de réalités
Philip K. Dick s’est beaucoup intéressé au concept de « réalités multiples » et c’est dans le Dieu venu du Centaure que cet intérêt se manifeste le plus vivement. L’idée qui sous-tend ce concept, chez Dick, est que les réalités phénoménales sont individuelles, propres à chacun, et que si il existe une réalité unique qui préexiste à toutes ces réalités phénoménales, l’homme n’y a pas accès. Il ne saura jamais s’il existe une réalité en soi car il n’aura jamais accès qu’à des phénomènes et non à des choses en soi. Croire qu’on peut accéder à une réalité universelle est donc une illusion. A ce propos, Ernesto Spinelli[12] écrit : « il existe autant de réalités phénoménales que d’êtres conscients. Aussi, en admettant qu’il existe bien une seule réalité ultime qui sous-tende cette infinité de réalités phénoménales, nous ne la connaîtrons jamais sous sa forme véritable et, en tout état de cause, nous ne pouvons qu’explorer, enquêter, vivre nos propres réalités interprétées au niveau individuel. C’est ce qui forme la base, me semble-t-il, du concept de « réalités multiples » qui intriguait tant Philip K.Dick. » (p.169).
IV. Conclusion
1. L’accélération de l’Histoire et de l’évolution des sciences réclament aujourd’hui de nouveaux outils de réflexion philosophique
De nos jours, plus que jamais, nous avons besoin d’anticiper, de prévoir, de spéculer concernant l’avenir. L’histoire et les transformations scientifiques, technologiques sont si rapides qu’au présent, nous vivons sans cesse avec la préoccupation des grands changements à venir. Or, cette accélération est problématique dans la mesure où les penseurs n’ont pas le temps de penser les problèmes nouveaux au fur et à mesure qu’ils apparaîssent, ils doivent anticiper sans cesser. Pour ce faire, ils ont besoins d’outils de pensée nouveaux et adaptés à cette accélération et la science-fiction constitue cet outil. Songeons, par exemple, au clonage qui n’est pas encore effectif à grande échelle, et qui ne le sera peut-être jamais, mais qui poserait de sérieux problèmes d’éthique s’il le devenait. C’est en imaginant de manière réaliste un monde fictif, un monde de science-fiction, où le clonage existerait à grande échelle que l’on peut s’interroger efficacement. De plus, les transformations du monde contemporain remettent en question de nombreuses notions auparavant considérées satisfaisantes, tout particulièrement des notions scientifiques, qui ont besoin d’être redéfinies et repensées. Dick fut le premiers à envisager la science-fiction comme cet outil d’analyse et de critique philosophique adapté aux besoins des penseurs contemporains.
2. Déterminer une nouvelle manière d’employer la fiction en philosophie grâce aux
travaux de Philip K. Dick
Le romancier états-unien emploie la science-fiction pour élaborer une pensée philosophique sur des problèmes scientifiques contemporains ou à venir, mais aussi pour aborder des thèmes philosophiques considérés comme classiques. Il peut s’agir par exemple d’étudier ce qu’est le réel, l’illusion ou même la fiction, puisque ses fictions parlent d’elles-mêmes comme nous l’avons vu plus haut. Ernesto Spinelli écrit à ce propos : « On s’accorde généralement à dire que l’œuvre de Philip K. Dick tourne en gros autour de deux thèmes, en l’espèce deux questionnements : « qu’est-ce que le réel ? » et « qu’est-ce qu’être humain ? » » Dick prouve que la science-fiction peut aborder sous la forme d’un récit, d’une narration, et donc de manière subjective, ce qui est étudié de manière objective en philosophie. Et paradoxalement, le récit se révèle parfois plus instructif car il permet de concevoir ce qui est incompréhensible en terme de pure analyse. La science-fiction peut donc travailler de manière complémentaire avec la philosophie, voire peut devenir, s’il est maîtrisé, un nouveau moyen de faire de la philosophie. Même s’il romp avec toute la tradition de la discipline, ce moyen permet d’étudier ce qui fait problème et de dire le vrai. On pourrait donc parler d’un nouveau type de discours philosophique initié par Philip K. Dick.
[1] Descartes, Discours de la méthode, Vrin, page 89 et Méditations Métaphysique, éditions Flammarion, Collection Garnier Flammarion / Philosophie
[2] Autorisation d’exploitation de cette image exceptionnellement accordée pour ce mémoire par Ophtasurf en 2006.
[3] Descartes, Discours de la méthode, éditions Vrin, page 89
[4] Fictions philosophiques et science-fiction, éditions Actes Sud, 1988
[5] Logique des genres littéraire, Paris, éditions Du Seuil, 1986, P.69-72 notamment
[6]In Libération, 11.08.1987
[7] Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988
[8] note de l’auteur : « rappelons que la pseudonymie implique le récit, dans la forme de la prophétie, de l’histoire écoulée depuis le moment où vivait le prophète « pseudonyme », auquel l’apocalypse est attribuée, jusqu’au moment où vit le rédacteur véritable – plus, généralement, le court temps qui le sépare des Jours du messie. »
[9] Ibid.
[10] Article « Philip K. Dick et la philosophie de l’incertitude », originairement une conférence d’Ernesto Spinelli, psychothérapeute et chercheur au Regent’s College School of Psychotherapy and Councelling, en Angleterre.
[11] Le Livre des Masques, Mercure de France, 1896
[12] Ernesto Spinelli est psychothérapeute et chercheur en psychologie à la « School of Psychotherapy and Counselling at Regent's College » à Londres